1776-06-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Elisabeth Marie Constance de Löwendahl, comtesse de Turpin de Crissé.

Madame,

Vous et moi avons perdu un ami; je le suivrai bientôt; l'état où je suis m'en avertit à chaque moment.
Vous rendez un grand service à sa mémoire, et en même temps au public, en faisant connaître ses ouvrages et en joignant votre esprit au sien. Pour moi, accablé d'années, de maladies cruelles et d'ennemis plus cruels encore, j'aurais voulu, du fond de ma retraite et du bord de mon tombeau, épargner à jamais au public tous mes écrits aussi malheureux que moi, et toutes les correspondances des personnes qui valaient mieux que moi en tous genres. La véritable gloire appartient au petit nombre d'hommes qui ont ressemblé à monsieur votre père; ceux qui ne ressemblent qu'à moi doivent être ignorés.

Parmi ceux qui se sont dévouées aux lettres, votre ami s'était distingué par un mérite personnel qui le mettait à l'abri de toutes les horreurs dont j'ai été la victime. Je me suis cru obligé dans ma dernière maladie, de brûler la plus grande partie de toutes mes correspondances, et d'arracher au moins quelque pâture à la haine et à la malignité. Si j'ai été assez heureux pour conserver quelques uns de ces légers écrits de m. l'abbé de Voisenon, qui faisaient le charme de la société, je ne manquerai pas de vous les restituer, madame; tout ce qui est du domaine des grâces vous appartient; c'est une grande consolation pour moi de pouvoir obéir à quelques uns de vos ordres.

J'ai l'honneur d'être avec respect,

madame,

votre &c.

Voltaire Gentilhomme ordinaire du roi