1735-06-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Paul Desforges-Maillard.

De longues & cruelles maladies, dont je suis depuis longtemps accablé, monsieur, m'ont privé jusqu'à présent du plaisir de vous remercier des vers, que vous me fîtes l'honneur de m'envoyer au mois d'avril dernier.
Les louanges que vous me donnez, m'ont inspiré de la jalousie, & en même temps de l'estime & de l'amitié pour l'auteur. Je souhaite, monsieur, que vous veniez à Paris perfectionner l'heureux talent, que la nature vous a donné. Je vous aimerais mieux avocat à Paris, qu'à Rennes. Il faut de grands théâtres pour de grands talents, & la capitale est le séjour des gens de lettres. S'il m'était permis, monsieur, d'oser joindre quelques conseils aux remerciements que je vous dois, je prendrais la liberté de vous prier, de regarder la poésie comme un amusement, qui ne doit pas vous dérober à des occupations plus utiles. Vous paraissez avoir un esprit aussi capable du solide que de l'agréable. Soyez sûr que si vous n'occupiez votre jeunesse, que de l'étude des poètes, vous vous en repentiriez dans un âge plus avancé. Si vous avez une fortune digne de votre mérite, je vous conseille d'en jouir dans quelque charge honorable. Et alors la poésie, l'éloquence, l'histoire & la philosophie feront vos délassements. Si votre fortune est audessous de ce que vous méritez, & de ce que je vous souhaite, songez à la rendre meilleure; primò vivere; deindé philosophari. Vous serez surpris qu'un poète vous écrive de ce style: mais je n'estime la poésie, qu'autant qu'elle est l'ornement de la raison. Je crois que vous la regardez avec les mêmes yeux. Au reste, monsieur, si je suis jamais à portée de vous rendre quelque service dans ce pays-ci je vous prie de ne me point épargner, vous me trouverez toujours disposé à vous donner toutes les marques de l'estime & de la reconnaissance, avec lesquelles je suis, monsieur, votre &c.

Voltaire