Aux Délices 23e Juillet 1760
Si j'avais, Monsieur, vôtre jeunesse, vôtre santé et vos beaux talents, j'irais souvent faire ma cour aux Dames de Lausanne; je passerais ma vie à voiager sur les bords de ce beau lac; vous me verriez courir de mes petites retraittes à Hermanche; je volerais du Théâtre de Tournay à celui de Mon repos, et celui de Monrepos aurait surtout la préférance, mais je suis vieux et malade; la vie sédentaire m'est devenüe nécessaire.
Madame Denis est d'une si horrible paresse qu'il faut borner nos voiages à une demi lieüe; ce qui me console un peu dans le parti que j'ai pris, c'est que nous nous flattons que vous viendrez quelquefois chez Monsieur vôtre frère dans nôtre voisinage; il n'y a rien de si joli que sa maison; nous avons l'honneur de le voir souvent, et il daigne quelque fois s'amuser avec nous sur nôtre petit Théâtre de Tournay; je peux encor joüer les vieillards pourvu que ce ne soit pas de ces vieillards verds, qui ont encor des passions; nous avons icy un homme qui donne des dents aux messieurs et aux dames; mais je n'ai pas la coquetterie de prendre de sa main ce que la nature m'a ôté; on peut fort bien sans dents joüer encor le bonhomme Orgon ou le bon homme Cassandre.
Je crois, comme vous, Monsieur, que le Roi de Prusse perdra la Silésie, ses beaux hommes et son argent. Je me souviens d'avoir prédit il y a trente ans, dans l'histoire de Charles 12, que de la façon dont l'Europe est arrangée, quiconque voudrait être conquérant s'en trouverait très mal à la longue. Le conseil de Cineas à Pirrhus était éxcellent, mais les conseils sont inutiles. Ce monde cy n'est gouverné que par des passions; je voudrais bien sçavoir si le landgrave de Hesse est en éffet plus prisonnier qu'il ne l'était depuis quatre ans. Adieu, Monsieur, le solitaire des Délices est aux pieds du seigneur du mont Jura, de madame d'Hermanche, et de toute vôtre adorable famille.
V.