1767-09-05, de Jacques Auguste Rousseau à Laurent Angliviel de La Beaumelle.

Monsieur,

Je suis, on ne peut plus mortifié de voir par votre lettre du 23e Août, que vous n'êtes point satisfait de celle que j'ai eu l'honneur de vous écrire par ordre de Madame la Duchesse.
S. A. Sme continuant à être malade, et gardant même le lit depuis près de quinze jours à cause d'un abcès qu'Elle a au cou, accompagné de ressentimens de fièvre, Vous jugés bien, Monsieur, que dans ces tristes circonstances il ne convient point, de l'entretenir de sujets aussi peu agréables, que celui dont traite votre lettre, et qu'avec tout le désir que j'ai de vous obliger, je n'ai pas seulement pû approcher son Altesse, et lui en rendre compte. Souhaitant néanmoins, dans cet embarras, de répondre à la confiance dont vous m'honorés, j'ai cru devoir aller à ce qui m'a paru le plus pressé, c'est à dire, de ramasser tout ce que la vérité des faits pouvoit fournir de circonstances capables de vous tranquilliser, Monsieur, parce que je souffre véritablement de vous voir dans un état duquel je me saurois un gré infini, si je réussissois à vous en tirer: en conséquence j'ai recours, autant que cela a pu se faire dans l'espace de 24 heures, à la mémoire des personnes les plus distinguées à la Cour et dans la Ville de Gotha, et mes informations ont abouti à constater deux faits, l'un, qu'il n'y a qu'une Voix dans tout Gotha sur votre départ, et sur celui de la veuve Schweiker dans l'année 1752, non pour Erfurth, mais pour Eisenach; qu'au besoin plus de cent, plus de mille personnes, tout Gotha enfin, certifiera dans la forme la plus authentique, la rumeur publique, l'opinion générale, l'assertion unanime, que vous êtes partis ensemble de Gotha, sans faire d'adieux ni l'un ni l'autre à qui que ce soit et que vous êtes arrivés ensemble à Eisenach. Comme vous ne disconvenés pas, Monsieur, d'avoir fait le voyage de Francfort avec la personne sus mentionnée, je dois vous avouer franchement, que je ne vois pas ce que vous gagneriés à prouver (si cela se pouvoit) que vous soyez parti avec elle d'Erfurth et non de Gotha, vû que dans la supposition certaine que vous ayez ignoré le vol dont la Schweiker s'est rendue coupable, il est parfaitement indifférent et égal duquel des deux endroits vous soyés partis ensemble.

En effet, bien loin de vous soupçonner, et voici le second fait, d'avoir pris la moindre part au méfait de la veuve en question, je suis bien aise non seulement de vous réitérer l'assurance du contraire, mais encore d'y ajouter sans crainte d'être désavoué, que LL. AA. SSmes Monseigr le Duc et Madme la Duchesse vous connoissent trop homme d'esprit pour vous croire capable d'avoir voulu vous associer publiquement sur une aussi longue route, qu'est celle (en vous jugeant par votre propre aveu) d'Erfurth à Francfort avec une personne que vous auriés reconnue voleuse. Cela n'est entré dans l'esprit de personne, et c'est ce qu'on est en état de vous certifier. Au surplus, s'il y a eu de l'imprudence dans votre fait, elle est du genre de celles qui ne sont point criminelles.

Quant au mot de Maitresse que vous relevés, Monsieur, je n'ai fait en l'employant que me conformer à ce qui est d'usage à cet égard en Allemagne, où une gouvernante d'enfans nomme le Père et la Mère des Enfans, dont l'éducation et l'instruction lui sont confiées, son Maître et sa Maîtresse d'où il résulte, que de n'avoir pas été servante, n'empêche pas qu'on n'ait pû avoir une maîtresse; mais je n'insisterai pas sur une bagatelle tout à fait étrangère à l'objet principal; je n'entrerai pas non plus dans tous les détails dont votre lettre est remplie, parce que quinze ans de tems les ont presque entièrement effacés de mon souvenir; je n'ajouterai qu'un mot encore, c'est que la Dame, chés qui la Schweiker a servi en qualité de Gouvernante d'Enfans est en vie, et se trouve actuellement à Gotha, & qu'elle, aussi bien que quelques domestiques qui l'ont servie dans le même tems, se rappellent très bien la conduite de la Schweiker, son évasion et tout ce qui y a du rapport.

Mais en voilà assés et peut être trop sur une matière aussi désagréable. Je n'y aurai cependant point de regret, si ce que je viens d'avoir l'honneur de vous dire, peut contribuer à rendre le calme à votre âme, et vous engager à croire votre réputation à couvert de tout reproche. Il me semble que votre meilleur ami ne devroit pas avoir de plus sage conseil à vous donner, que celui de vous en tenir là.

J'ai l'honneur d'être avec une parfaite considération

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur.