1767-02-12, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François Marmontel.

Mon très cher confrère, vous me mandés que vous m'envoyés Bélisaire et je ne l'ai point reçu.
Vous ne savés pas avec quelle impatience nous dévorons tout ce qui vient de vous. Votre libraire a-t-il fait mettre au carosse de Lyon ce livre que j'attends pour ma consolation et pour mon instruction? L'a-t-on envoyé par la poste avec un contreseing? Les paquets contresignés me parviennent toujours quelque gros qu'ils soient. Enfin je vous porte mes plaintes et mes désirs. Ayés pitié de madame Denis et de moy; faites nous lire ce Bélisaire. Si vous avés rendu Justinien et Theodorat bien odieux je vous en remercie bien d'avance. Je vous supplie de demander à madame de Geofrain si son cher Roy de Pologne ne s'est pas entendu habilement avec L'impératrice de Russie pour forcer les Evêques sarmates à être tolérants et à établir la liberté de conscience; je serais bien fâché de m'être trompé. Je suppose que madame de Geofrain voudra bien me faire savoir si j'ay tort ou raison, qu'elle m'en dira un petit mot ou qu'elle vous permettra que vous me disiés ce petit mot de sa part. Présentés-lui mon très tendre respect.

Aimés-moy, mon cher confrère, continués à rendre L'accadémie respectable. Ayons dans notre corps le plus de Marmontels et de Thomas que nous pourons. Monsr de la Harpe sera bien digne un jour d'entrer in nostro docto corpore; il a l'esprit très juste; il est l'ennemi du phébus; son goût est très épuré et ses mœurs très honnêtes; il a paru vous combattre un peu au sujet de Lucain, mais c'est en vous estimant et en vous rendant justice et vous pourés être sûr d'avoir en lui un ami attaché et fidèle. J'espère qu'il ne reviendra à Paris qu'avec une très bonne tragédie, quoiqu'il n'y ait rien de si difficile à faire et quoiqu'on ne sache pas trop à quoy le succez d'une pièce de théâtre est attaché. Il y en a une qui a eu eun grand succez et qu'on m'a voulu faire lire. J'y suis depuis trois mois; j en ai déjà lu trois actes; j'espère la finir avant la fin d'avril. Je ne vous parle ponit des Scythes parce qu'on ne sait qui meurt ny qui vit. Vous le saurés le mêcredi des cendres qui est souvent un jour de pénitence pour les auteurs. Mais sifflé ou toléré sachez que je vous aime de tout mon cœur.

V.