1763-12-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Mon cher philosophe, vous ne me dites point si vous avez reçu la tolérance.
Je ne sçais plus où j'en suis. On a arrêté à la poste, consécutivement, deux éxemplaires de cet ouvrage, que les Cramer envoiaient à mr De Trudaine, et à mr De Montigny son fils. Comment accorder cette rigueur avec l'approbation que made De P… et plus d'un ministre d'Etat ont donnée à ce petit livret, qui est si honnête? Deux paquets adressés à mr D'Amilaville sont restés entre les griffes des Vautours. Il faut que le vôtre n'ait point échapé à leur barbarie, puisque je n'ai aucune nouvelle de vous. Tout celà m'embarasse. Je vois qu'on ne tolère ni la tolérance, ni les tolérants. On a beau se contraindre dans des matières si délicates, jusqu'au point d'être sage, les fanatiques vous trouvent toujours trop hardi; et peut être dans ce moment cy où les finances mettent tous les esprits en fermentation, on ne veut pas qu'ils s'échauffent sur d'autres objets.

On parlait d'un mandement de vôtre archevêque que le Roy a fait, dit on, suprimer amicalement. Ce mandement n'était pourtant pas tolérant. De quelque côté que vous vous tourniez à Paris, vous avez dequoi exercer vôtre philosophie. Vous vous contentez de rire des sotises des hommes, ils ne méritent pas que vous les éclairiez; cependant il est toujours bon de couper de temps en temps quelques têtes de l'hidre, dussent elles renaître. Ce monstre, en se souvenant du couteau, en est moins hardi et moins insolent; il voit que vous tenez la massue prête à l'écraser, et il tremble.

J'ai été si dégoûté depuis peu de ce qu'on appelle les choses sérieuses, que je me suis mis à faire des contes de ma mère L'oye. J'en suis un peu honteux à mon âge; mais ce qui convient à tous les âges, c'est de vous aimer et de vous admirer.

V.