1764-01-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Dites moi donc mes anges, si vous avez enfin reçu un 5e acte et un conte.
Une certaine inquisition se serait elle étendue jusque sur ces bagatelles? et quand le lion ne veut pas souffrir de cornes dans ses états faut il aussi que les lièvres craignent pour leurs oreilles? L'aventure de la tolérance me fait beaucoup de peine. Je ne peux concevoir qu'un ouvrage que vous avez tant approuvé puisse être regardé comme dangereux. Je n'ai d'ailleurs et je ne veux avoir d'autre part à cet ouvrage que celle d'avoir pensé comme vous. Il y a trop de théologie, trop de ste écriture, trop de citations pour qu'on puisse raisonnablement supposer qu'un pauvre faiseur de contes y ait mis la main. Je me borne à conseiller à l'auteur de supprimer cet ouvrage en France si la tolérance n'est pas tolérée par ceux qui sont à la tête du governement. Mais enfin, quand mad. de Pompadour en est satisfaite, quand messieurs les ducs de Choiseul et de Praslin témoignent leur approbation, quand M. le mis de Chauvelin joint son enthousiasme au vôtre, qui donc peut proscrire un livre qui ne peut enseigner que la vertu?

Si le roi avait eu le temps de le lire chez mad. de Pompadour, l'auteur oserait se flatter que s. m. n'en aurait pas été mécontente, et c'est sur la bonté du cœur du roi, qu'il fonde cette espérance.

M. le chancelier dans les premiers jours d'un ministère difficile, aurait il abandonné l'examen de ce livre à quelqu'un de ces esprits épineux qui veulent trouver du mal partout où le bien se trouve avec candeur et sans politique?

Enfin, pourquoi a-t-on retenu à la poste de Paris, tous les exemplaires que plusieurs particuliers de Genève et de Suisse avaient envoyés à leurs amis, sous les enveloppes qui paraissent devoir être les plus respectées? Cette rigueur n'a commencé qu'après que les éditeurs ont eu la circonspection dangereuse d'en envoyer eux mêmes un exemplaire à m. le chancelier, de le soumettre à ses lumières et de le recommander à sa protection. Il se peut que les précautions qu'on a prises pour faire agréer le livre soient précisément ce qui a causé sa disgrâce. Mes chers anges sont très à portée de s'en instruire. On peut parler, ou faire parler à m. le chancelier. Je les conjure de vouloir bien s'éclaircir et m'éclairer. Tout Suisse que je suis je voudrais bien ne pas déplaire en France. Je cherche à me rassurer en me figurant que dans la fermentation où sont les esprits, on ne veut pas s'exposer aux plaintes de la partie du clergé qui persécute les protestants, tandis qu'on a tant de peine à calmer les parlements du royaume. Si ce qu'on propose dans la tolérance est sage, on n'est pas dans un temps assez sage pour l'adopter. Pourvu qu'on ne sache pas mauvais gré à l'auteur, je suis très content, et j'attends ma consolation de mes anges.

On me mande que plusieurs évêques font des mandements à l'exemple de m. de Beaumont, et qu'ils iront tenir un concile à sept fonds. Je ne sais si le rappel de tous les commandants est une nouvelle vraie. Je m'en tiens aux événements, et je n'y fais point de commentaires comme sur Corneille. Les graveurs seuls empêchent que l'édition de Corneille n'arrive. A l'égard de la nouvelle édition d'Olimpie, je vous l'enverrai dans trois ou quatre jours par m. le duc de Praslin, cette voie me paraissant la plus sûre, et n'étant d'ailleurs sujette à aucun inconvénient.

Mais encore une fois, pourquoi abandonner votre conspiration? Est ce le ton d'aujourd'hui de commencer une chose pour ne la pas finir?

N.B.: s'il n'est pas permis d'envoyer par la poste des livres des pays étrangers, il est permis de nous envoyer des livres de France.

Est il vrai que vous avez eu la bonté de permettre qu'on vous adressât pour moi, l'histoire de la réunion de la Bretagne à la couronne? Si vous ne pouvez pas vous en charger, je vous supplie de me le mander.

Je vous salue de loin, mes divins anges, et je crois que ces mots de loin sont bien convenables dans le temps présent: mais je vous salue avec la plus vive tendresse.