1er mai 1764 aux Delices
Mes charmants anges, voici vos roués, je les ai rajustés comme j'ai pu.
Ne me demandez pas un vers de plus, pas un hémistiche, car je deviens si vieux, si vieux! si dur, si sec, si stérile, si incapable qu'il faut avoir pitié de moi. Il faut être possédé du démon pour faire une tragédie; je n'en connais pas une seule qui n'ait de grands défauts et la multitude des détestables est prodigieuse.
Faites moi un plaisir, mes anges, dites moi habilement si mad. la duchesse de Grammont a personnellement du crédit auprès du roi; j'aurais peut-être besoin qu'elle lui dît un mot, car tout Suisse qu'on est, on ne laisse pas de se souvenir de sa patrie. Enfin j'ai besoin de savoir si je peux m'adresser à mad. la duchesse de Grammont pour une chose extrêmement aisée à faire. J'ai pardonné aux mânes de mad. de Pompadour les prédilections qu'elle avait pour la Sémiramis de Crebillon, pour son Catilina et pour son Triumvirat. Ce sont sans contredit les plus impertinents et les plus barbares ouvrages qu'un ennemi du bon sens ait jamais pu faire. Mad. de Pompadour me faisait l'honneur de me mettre immédiatement après ce grand homme, mais après tout, elle m'avait rendu quelques bons offices dont je me souviendrai toujours.
On dit que m. de Marigny fait travailler à un superbe mausolée pour Pradon, l'abbé Nadal et Danchet; je lui recommande Guillaume Vadé, car pour moi qui ne serai pas enseveli en terre sainte, je ne prétends pas aux monuments. Dites moi, je vous prie, ce qu'on fait au tripot, quel nouveau chef d'œuvre on représente. On dit que la salle est déserte aux comédies depuis la retraite de melle Dangeville. Vous n'avez qu'un acteur tragique. Le tripot me paraît aller mal.
Mes anges conservez votre santé l'un et l'autre, que les eaux vous fassent du bien, ayez tout le plaisir que vous pourrez. Cela n'est pas toujours aussi aisé qu'on le pense.
Respect et tendresse.
V.