1764-03-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Mon cher frère, j'ai reçu vôtre Lettre du 26e février.
Vous êtes un homme inimitable, et plût à dieu que vous fussiez imité! Vous favorisez les fidèles avec un zèle qui doit avoir sa récompense dans ce monde cy et dans l'autre. Mr Herman qui est l'auteur de la Tolérance, vous doit mille tendres remerciements en qualité de vôtre frère, et Cramer en qualité de libraire vous en doit autant. Je me joins à eux en qualité de fidèle. Vous savez combien je m'intéresse à cet ouvrage, quoique j'aie été très fâché qu'on m'en crût l'auteur. Il n'y a pas de raison à m'imputer un livre farci de grec et d'hébreu, et de citations de Rabins.

Mr Herman trouve que l'idée d'en distribuer une vingtaine à des mains sûres, à des lecteurs sages et zèlés, est la meilleure voie qu'on puisse prendre. Il faut toujours commencer par faire éclairer le grand nombre par le petit. Mon avis est que si la cour s'éffarouchait de ce livre, il faudrait alors le suprimer, et en réserver le débit pour un temps plus favorable. Je ne suis point en France, et je suis même très aise qu'on sache que je n'y suis pas; mais j'aurai toujours un grand respect pour les puissances, et je ne donnerai aucun conseil qui puisse leur déplaire. J'aime Mr Herman, mais je ne veux point faire pour lui des démarches qu'on puisse me reprocher. Il pense lui même comme moi, quoi qu'il ne soit pas français; et il s'en raporte entièrement à vos bontés et à vôtre prudence.

Je n'ai envoié les trois manières qu'à Mr Dargental, à condition qu'il vous les montrerait. Dieu me préserve d'être assez ingrat pour vous cacher quelque chose.

Vous me rendrez un très grand service, d'empêcher ce Corsaire de Du Chêne d'imprimer les trois manières. Ce chien de temple du goût, ou du Dégoût, a mis en pièces cinq ou six de mes ouvrages; je suis indigné contre lui.

Tout ce qui s'est fait depuis quelque temps étonne les étrangers; mais on est persuadé de la prudence du Roi, et on croit que le roiaume lui devra sa paix intérieure, comme il lui doit la paix publique.

On dit qu'il y a dans Paris cinq députés du parlement de Toulouse. J'espère qu'ils ne nuiront point aux pauvres Calas. On dit que Mr le marquis Du Mênil a ordre de se défaire de sa charge de Lieutenant général du Dauphiné, mais je ne crois les nouvelles que quand elles sont bien confirmées.

Vous m'aprenez qu'on tourmente les protestants d'Alzace. Vous savez qu'il n'y a point de calvinistes dans cette province, mais des Luthériens à qui on a laissé tous leurs privilèges. Ils sont des sujets très fidèles et n'ont jamais remué; je serais bien surpris qu'on les molestât. Ce n'est assurément pas L'intention de Mr Le Duc De Choiseul qu'on persécute personne.

J'ai communiqué à Mr Herman vôtre remarque sur le peuple juif. On ne peut être plus atroce et plus barbare que cette nation, celà est vrai; mais si on trouve des éxemples incontestables de la plus grande tolérance chez ce peuple abominable, quelle leçon pour des peuples qui se vantent d'avoir de la politesse et de la douceur! Si je voulais persuader à une nation d'être fidèle à ses loix, je ne trouverais point de meilleur argument que celui des troupes de voleurs qui éxécutent entre eux les loix qu'ils se sont faittes. Ainsi Mr Herman dit aux chrétiens, si les barbares juifs ont toléré les Saducéens, tolérez vos frères. Voiez si vous êtes content de cette réponse de mr Herman.

Vous ne me parlez plus de Thiriot; est-il dans vôtre société aussi négligé que négligeant? Adieu mon cher frère.

Ecr: L'inf:

NB. ne pourai-je parvenir à voir le libelle attribué à L'abbé de Caveirac, intitulé, il est temps de parler?

Trouve t-on le mandement de l'archevêque? est-il vrai qu'il y a des prêtres embastillés? C'est un bon temps pour Ecr: l'inf: