1764-02-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Gardez vous bien, mon très cher philosophe, d'alarmer la foi des fidèles par vos cruelles critiques.
Je ne vous demande pas de changer d'avis, parce que je sais que les philosophes sont têtus; mais je vous conjure d'immoler vos raisonnements au bien de la bonne cause. Le bon homme, auteur de la Tolérance, n'a travaillé qu'avec les conseils de deux très savants hommes. Vous vous doutez bien que ce n'est pas de son chef qu'il a cité de l'hébreu. Ces deux théologiens sont convenus avec lui, à leur grand étonnement, que ce peuple abominable, qui égorgeait, dit on, vingt-trois mille hommes pour un veau, et vingt-quatre mille pour une femme, &c:, ce même peuple pourtant donne les plus grands exemples de tolérance; il souffre dans son sein une secte accréditée de gens qui ne croient ni à l'immortalité de l'âme ni aux anges. Il a des pontifes de cette secte. Trouvez moi sur le reste de la terre une plus forte preuve de tolérantisme dans un gouvernement. Oui, les Juifs ont été aussi indulgents que barbares; il y en a cent exemples frappants: c'est cette énorme contradiction qu'il fallait développer, et elle ne l'a jamais été que dans ce livre.

On a très longtemps examiné, en composant l'ouvrage, s'il fallait s'en tenir à prêcher simplement l'indulgence et la charité, ou si l'on devait ne pas craindre d'inspirer de l'indifférence. On a conclu unanimement qu'on était forcé de dire des choses qui menaient, malgré l'auteur, à cette indifférence fatale, parce qu'on n'obtiendra jamais des hommes qu'ils soient indulgents dans le fanatisme, et qu'il faut leur apprendre à mépriser, à regarder même avec horreur les opinions pour lesquelles ils combattent.

On ne peut cesser d'être persécuteurs sans avoir cessé auparavant d'être absurdes. Je peux vous assurer que le livre a fait une très forte impression sur tous ceux qui l'ont lu, et en a converti quelques uns. Je sais bien qu'on dit que les philosophes demandent la tolérance pour eux; mais il est bien fou et bien sot de dire, que quand ils y seront parvenus, ils ne toléreront plus d'autre religion que la leur; comme si les philosophes pouvaient jamais persécuter, ou être à portée de persécuter. Ils ne détruiront certainement pas la religion chrétienne, mais le christianisme ne les détruira pas, leur nombre augmentera toujours; les jeunes gens destinés aux grandes places s'éclaireront avec eux, la religion deviendra moins barbare et la société plus douce. Ils empêcheront les prêtres de corrompre la raison et les mœurs. Ils rendront les fanatiques abominables, et les superstitieux ridicules. Les philosophes, en un mot, ne peuvent qu'être utiles aux rois, aux lois et aux citoyens. Mon cher Paul de la philosophie, votre conversation seule peut faire plus de bien dans Paris que le jansénisme et le molinisme n'y ont jamais fait de mal; ils tiennent le haut du pavé chez les bourgeois, et vous dans la bonne compagnie. Enfin, telle est notre situation, que nous sommes l'exécration du genre humain, si nous n'avons pas pour nous les honnêtes gens; il faut donc les avoir, à quelque prix que ce soit; travaillez donc à la vigne, écrasez l'infâme. Que ne pouvez vous point faire sans vous compromettre? Ne laissez pas une si belle chandelle sous le boisseau. J'ai craint pendant quelque temps qu'on ne fût effarouché de la Tolérance; on ne l'est point, tout ira bien. Je me recommande à vos saintes prières et à celles des frères.

Le petit livret de la Tolérance a déjà fait au moins quelque bien. Il a tiré un pauvre diable des galères, et un autre de prison. Leur crime était d'avoir entendu en plein champ la parole de dieu prêchée par un ministre huguenot. Ils ont bien promis de n'entendre de sermon de leur vie. On a dû vous donner Macare et Thélème; je crois d'ailleurs que Macare est votre meilleur ami, et vous le méritez bien.

N.B. M. Galatin était chargé pour vous de deux exemplaires cachetés. Ecr. l'inf… vous dis je.