1er may [1763]
Mon cher et grand philosophe, je suis aveugle quand il neige et je commence à voir quand la terre a pris sa robe verte.
Vous me demandez ce que je fais. Je vois: et je voudrais bien vous voir: comptez que c'est un très grand plaisir d'avoir les yeux crevez pendant quatre mois; cela rend les huit autres délicieux. Je souhaitte que madame du Deffand puisse avoir mon secret. Quand je serai aveugle tout à fait, je luy écrirai régulièrement, mais je ne suis pas encor digne d'elle.
J'ai lu la poétique dont vous me parlez, on voit que c'est un philosophe poète qui a fait cela. Si vous ne le faites pas intrare in nostro docto corporeà la première occasion, en vérité messieurs vous aurez grand tort. Il faut qu'il entre, et qu'ensuitte Diderot entre, et si Jean Jaques avait été sage, Jean Jaques aurait entré, ou serait entré, mais c'est le plus grand petit fou qui soit au monde. Il y a des choses charmantes dans sa lettre à Christophe. Il luy prouve que le tout est plus petit que la partie chez les papistes, il prétend qu'il est très vraisemblable que christ en instituant la divine eucaristie mangea de son pain béni, et qu'alors il est visible qu'il mit sa tête dans sa bouche. Mais nous répondons à cela que la tête dans le pain n'était pas plus grosse qu'une tête d'épingle. Au reste Jean Jaques parle un peu trop de luy dans sa lettre. Il assure que tous les états policez luy doivent une statue. Il jure qu'il est crétien et donne à notre sainte relligion tous les ridicules imaginables. Il y a un petit mot sur Omer Fleuri. Il soupçonne Omer d'être un sot; mais ce n'est qu'en passant. Christophe et Christ sont ses grands objets. Luc luy donne un habit par an, du bois et du bled, et il vit dans son tonnau assez fièrement à Moutier Travers, entre deux montagnes.
Pour Simon le Franc aprenez qu'on se moque de luy à Montauban comme à Paris. On y chante sa chanson; et il fait de nouvaux cantiques hébraïques dans sa belle bibliotèque. Depuis Montmor, l'abbé Malotru, et monsieur Chiempot la perruque, personne n'a plus égaié sa nation.
Si vous allez voir Luc, passez par chez nous. Vous trouverez que Geneve a fait de grands progrès et qu'il y a plus de philosophes que de sociniens. Luc est l'ami de votre impératrice, rien ne vous empêchera d'aller voir votre Catherine. Vous serez plus fété, plus honoré que tous nos ambassadeurs. Mais repassez par chez nous en revenant. Je vous avertis que toutte la cour de Catherine joue des pièces françaises. Bientôt on parlera français chez les Kalmoucs. Ce n'est pourtant ny à messieurs du parlement ny à messieurs des convulsions ny à nos généraux ny à nos premiers commis qu'on doit cette petite distinction. Une douzaine d'êtres pensants à la tête des quels vous êtes, empèche que la France ne soit la dernière des nations. Continuez mon cher philosophe à luy faire honneur, jouissez de votre considération personelle et de votre noble indépendance. C'est à vous qu'il appartient de rire de tout car vous vous portez bien, et je ne suis qu'un vieux malade. Au surplus écrasez l'infâme.
Nota bene.
Voicy un jeune Anglais digne de vous voir, et qui veut vous voir. C'est mr Makartney, savant pour son âge, philosophe, et qui braillera comme un autre, et mieux qu'un autre en parliament. Je prends la liberté de recommander liberum hominem homini libero.
V.