13 janvier [1767] au soir par Geneve malgré les trouppes
Après avoir eu l'honneur de recevoir votre lettre de Bordeaux concernant Galien, je vous écrivis, Monseigneur, le neuf de janvier.
Je réçois aujourd'huy votre lettre du vingt neuf, par la quelle je vois que je suis heureusement entré dans toutes vos vues et que j'avais heureusement prévenu vos ordres concernant ce jeune homme.
Je suis encore fort incertain si je partirai ou non pour aller chez M. l'ambassadeur en Suisse et de là régler mes affaires avec M. Le Duc de Virtemberg. Vous seriés d'ailleurs bien étonné de la raison principalle qui peut me forcer d'un moment à l'autre à faire ce voyage. C'est un homme que vous connaissés; un homme qui vous a obligation, un homme dont vous vous êtes plaint quelque fois à moi même, un homme qui est mon ami depuis plus de soixante années, un homme enfin qui par la plus singulière avanture du monde m'a mis dans le plus étrange embarras; je suis compromis pour lui de la manière la plus cruelle, mais je n'ai à lui reprocher que de s'être conduit avec un peu trop de mollesse, et quoy qu'il arrive, je ne trahirai point une amitié de soixante années, et j'aime mieux tout souffrir que de le compromettre à mon tour. Je vous déffie de deviner le mot de l'énigme, et vous sentés bien que je ne puis l'écrire, mais vous devinés aisément la personne. Tout ce que je sais, c'est qu'il faut s'attendre à tout, dans cette vie, se tenir prêt à tout, savoir se sacrifier pour l'amitié, et se résigner à la fatalité aveugle qui dispose des choses de ce monde.
Cela n'empêchera pas que je ne vous envoye ma tragédie des Scythes pour votre carnaval, dès que vous m'en aurés donné l'ordre. Cela vous amusera, et il faut s'amuser.
Je vous demande très humblement pardon de la prière que je vous ai faitte, mais l'état où je suis m'y a forcé. Si je reste dans mes montagnes, nous serons obligés d'envoyer à dix lieues chercher des provisions parce que la communication est interrompue avec Genève par des trouppes; nos fermiers se sont enfuis sans nous payer, et si je vais en Suisse et ailleurs, le secours que j'ai pris la liberté de vous demander ne me sera pas moins nécessaire.
Je suis bien de votre avis, quand vous me marqués que Galien n'est pas encore en état de faire l'histoire du Daufiné, mais je pense qu'il est très àpropos de lui laisser amasser les matérieaux qu'il trouve dans ma bibliothèque, et dans celles de plusieurs maisons de Geneve où on se fait un plaisir de l'aider dans ses recherches. Il travaille beaucoup, et même avec passion, il cultive sa mémoire qui est, comme tout le monde en conviendra, tout à fait étonnante, et s'il n'est pas un jour votre secrétaire, vous ne pourrez mieux faire que de le faire agréer à la Bibliothèque du Roi, place très conforme au genre d'étude vers lequel il se porte avec une espèce de fureur. Quand même je ne serais pas à Ferney il pourra toujours assembler ses matériaux dans ma bibliothéque et dans celles dont je vous ai parlé, après quoi, son style que je ne trouve rien moins que mauvais, venant à se perfectionner au bout de quelque temps, on le confiera à quelque savant bénédictin du Daufiné, pour en tirer les anecdotes les plus curieuses pour l'embelissement de l'histoire de cette province, pour la quelle il a un violent penchant, et sur la quelle il a déjà huit portefeuilles d'anecdotes et de recherches qu'il a faites depuis son arrivée, sans compter ce qu'il avait déjà recueilli dans l'endroit où vous l'avez si judicieusement tenu pendant deux ans, temps qu'il a mis à profit contre l'ordinaire. Enfin j'augure bien de cette histoire du Daufiné. Cette province heureusement pour lui, n'a pas un écrivain dont la lecture soit supportable. Elle peut être enfin le fondement de sa fortune.
En vous priant d'agréer mes homages et ceux de Madame Denys permettez que je vous envoye un fragment d'un endroit de ma lettre à la personne dont je vous ai parlé. Vous verrés par là àquel homme j'ai afaire. Je vous conjure de me garder le plus profond secret.
V.