9e janv: 1767 à Ferney
Le favori de Venus, de Minerve, et de Mars, s'est donc ressenti des infirmités attachées à la faiblesse humaine, il a succombé sous la fatigue des plaisirs, mais je me flatte qu'il est bien rétabli, puisqu'il m'a écrit de sa main.
Il est d'ailleurs grand médecin, et c'est lui qui guérit les autres. Je n'ai pas l'honneur d'être de l'espèce de mon héros. Dès que les neiges couvrent la terre dans mon climat barbare, les tayes blanches s'emparent de mes yeux, je perds presque entièrement la vue. Mon héros grifonne de sa main des lettres qu'à peine on peut lire, et moi je ne peux écrire de ma belle écriture. J'entrerai d'ailleurs incessamment dans ma soixante et quatorzième année, ce qui exige l'indulgence de mon héros.
Nous fesons àprésent la guerre très paisiblement aux citoiens têtus de Genêve. J'ai trente dragons autour d'un poulailler, qu'on nomme le château de Tournay, que j'avais prêté à mr Le Duc De Villars sur le chemin des Délices; je n'ai point de corps d'armée à Ferney, mais j'imagine que dans cette guerre on boira plus de vin qu'on ne répandra de sang.
Si vous avez, Monseigneur, une bonne actrice à Bordeaux, je vous enverrai une Tragédie nouvelle pour vôtre Carnaval, ou pour vôtre Carême. Maman Denis et tous ceux à qui je l'ai lue, disent qu'elle est très neuve et très intéressante. La grâce que je vous demanderai ce sera de mettre tout vôtre pouvoir de gouverneur à empècher qu'elle ne soit copiée par le directeur de la Comédie, et qu'elle ne soit imprimée à Bordeaux. J'oserais même vous suplier d'ordonner que le directeur fit copier les rôles dans votre hôtel et qu'on vous rendit l'exemplaire à la fin de chaque répétition et de chaque représentation. En ce cas, je suis à vos ordres.
Voicy le mémoire concernant vôtre protégé, et l'emploi de la Lettre de change que vous avez eu la bonté d'envoier pour lui. Quand même je ne serais pas à Ferney, il restera toujours dans la maison, maman Denis aura soin de lui, et je le laisserai le maître de ma bibliothèque. Il passe sa vie à travailler dans sa chambre, et j'espère qu'il sera un jour très savant dans l'histoire de France. Je lui ai fait étudier l'histoire des pairs et des parlements, ce qui peut lui être fort utile. Il se poura faire que bientôt je sois absent pour longtemps de Ferney. Je serais même aujourd'hui chez mr Le chevalier de Beauteville à Soleure, et de là j'irais chez le Duc De Virtemberg, et chez l'électeur palatin, si ma santé me le permettait.
Dans cette incertitude je vous demande en grâce d'avoir pour moi la même bonté que vous avez eue pour Galien. Ni vos affaires, ni celles de la succession de Mr le prince de Guise ne seront arrangées de plus de six mois. Je me trouve à l'âge de soixante et quatorze ans, dans un état très désagréable et très violent. Vôtre banquier de Bordeaux peut aisément vous avancer pour six mois deux cent Louïs d'or, en m'envoiant une Lettre de change de cette somme sur Genêve. Il le fera d'autant plus volontiers, que le change est aujourd'hui très avantageux pour les Français, et il y gangnera en vous faisant un plaisir qui ne vous coûtera rien. J'aurai l'honneur d'envoier alors mons reçu à compte de deux cent Louis d'or à mr L'abbé de Blet sur ce qui m'est dû de vôtre part. Il joindra ce reçu à ceux que mon nôtaire a précédemment fournis à vos Intendants, ou si vous l'ordonnez j'adresserai ce reçu à vous même, et vous l'enverrez à Mr L'abbé de Blet. Je ne vous propose de le lui adresser en droiture que pour éviter le circuit.
Si je suis à Soleure le trésorier des Suisses me comptera cet argent, et se fera paier à Genêve. Je vous aurai une extrème obligation; car quoi que j'aie essuié bien de revers en ma vie, je n'en ai point eu de plus imprévu et de plus désagréable que celui que j'éprouve aujourd'hui.
Aiez la bonté de me donner vos ordres sur tous ces points, et de les adresser à Genêve sous l'enveloppe de mr Hennin, Résident de France. La Lettre me sera rendue éxactement, quoi qu'il n'y ait plus de communication entre le territoire de France et celui de Genêve, et si je suis à Soleure made Denis m'enverra vôtre Lettre. Vous pouvez prescrire aussi ce que vous voulez qu'elle dépense par an pour les menues nécessités de Galien, elle vous enverra le compte au bout de l'année.
Je n'ai d'autres nouvelles à vous mander des païs étrangers sinon que le corps des négociants français qui est à Vienne m'a écrit que vous partiez incessamment pour aller chercher une archi-duchesse et qu'il me demandait des harangues pour toute la famille Impériale, et pour Vôtre Excellence. J'ai répondu Lanternes à ce corps qui me parait mal informé.
A l'égard du petit corps de troupes qui est dans mes terres j'ai bien peur d'être obligé, si je reste dans le païs, de faire plus d'une harangue inutile pour l'empècher de couper mes bois.
On dit que Mr De la Borde ne sera plus banquier du roi. C'est pour moi un nouveau coup, car c'est lui qui me faisait vivre.
Je me recommande à vos bontés, et je vous suplie d'agréer mon très tendre respect.
V.