19 xbre 1766
Dites je vous prie, mon cher ami, à m. de Beaumont que j'ai reçu de m. Chardon une lettre charmante dans laquelle il prend fort à cœur l'affaire concernant Canon et celle des Sirven.
A l'égard des Sirven, j'ai pris mon parti. J'ai trouvé le public le premier des juges et les suffrages de l'Europe me suffisent. Tant de difficultés me rebutent; et pour peu qu'on en fasse encore, que m. de Beaumont m'envoie son mémoire, je ne veux pas autre chose. Je le ferai imprimer; les Sirven gagneront leur cause dans l'esprit des honnêtes gens. C'est à eux seuls que je veux plaire dans tous les genres.
Pour vous prouver que c'est aux honnêtes gens seuls que je veux plaire je vous envoie une scène de la tragédie des Scythes. Montrez la à Platon et à vos amis et mandez moi ce que vous en pensez. Il me semble qu'une tragédie dans ce goût a du moins le mérite de la nouveauté. Ce n'est pas la peine d'être imitateur; il faut se taire en tout genre quand on n'a rien de nouveau à dire. Donnez, je vous prie, une copie à Thirot; cela nourrira sa correspondance.
Je cultiverai, mon cher ami, les belles lettres jusqu'au dernier moment de ma vie, malgré tout le mal qu'elles m'ont fait. Je sais que dès qu'on a donné un ouvrage passable, la canaille de la littérature jette les hauts cris; elle ne peut rien contre l'ouvrage, mais elle calomnie l'auteur. S'il réussit, on ne manque pas de l'appeler déiste, ou athée, ou même encyclopédiste. S'il paraît un mauvais livre, on ne manque pas de l'en accuser et il en paraît tous les jours. L'imposture frappe à toutes les portes. Tantôt le vinaigrier Chaumeix, convulsionnaire crucifié; tantôt l'abbé Destrée, auteur de l'année merveilleuse et associé de Freron; tantôt un ex-jésuite crie au scandale jusqu'à ce qu'il ait persuadé quelque pédant accrédité; et quelquefois la persécution suit de près la calomnie. On a beau faire du bien, on aurait beau même en faire à ces malheureux, ils n'en chercheraient pas moins à vous opprimer. Il faut combattre toute sa vie, et finir par s'enfuir si les méchants l'emportent.
Adieu, mon cher ami, je suis bien aise de vous dire que m. le duc de Choiseul est très content de la pièce dont je vous envoie une scène. Monsieur d'Argental n'en a encore qu'une esquisse assez informe.
Que j'avais bien raison de vous dire autrefois à la fin de mes lettres, en parlant de la calomnie, Ecrasons l'infâme! Mais il est plus aisé de le dire que de le faire.