1766-12-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

Mon cher ami, l'affaire des Sirven m'empêche de dormir.
Il serait bien affreux que les retardements de m. de Beaumont eussent détruit nos plus justes espérances. S'il y a des avocats qui fassent les difficiles il faut en trouver qui fassent leur devoir en les bien payant. Il ne sera pas difficile d'en avoir trois ou quatre qui signent; cela nous suffira. Tout ce que demandent les Sirven c'est l'impression du mémoire. Ils veulent encore plus gagner leur cause devant le public que devant le conseil. Si nous pouvons obtenir une évocation, à la bonne heure; sinon nous aurons du moins pour nous l'éloquence et la vérité, et ce qu'on aurait payé en procédures serait tout au profit d'une famille infortunée.

Les affaires de Geneve se brouillent terriblement. J'ai peur que ces dissentions n'aient une fin funeste. Cela retarde la petite affaire de votre ami, m. de Lamberta. On ne peut rien faire dans tous ces mouvements. Presque toutes les boutiques sont fermées, et les bourses aussi.

Donnez cependant à m. de Lamberta les cent écus. J'en répondrai toujours. Je vous demande en grâce d'avoir un petit livret où vous mettrez tout ce que vous avez reçu pour moi, et pour les Sirven, et tout ce que vous avez dépensé, ce que vous avez donné à m. de Beaumont pour la signature des avocats, ce que vous avez pu donner à d'autres. Cette attention est d'une nécessité indispensable. Vous devez être accoutumé à l'ordre. Ne négligez pas, je vous conjure, une précaution si nécessaire.

L'abbé Coyer jure que ce n'est pas lui qui est l'auteur de la Lettre au docteur Pansophe. On en soupçonne beaucoup un m. de Bordes, de l'académie de Lyon, qui a déjà donné une ode sous mon nom pendant la dernière guerre. On ferait une bibliothèque des ouvrages qu'on m'impute. Tous les réfugiés errants font de mauvais livres et les vendent sous mon nom à des libraires crédules. Les Freron et les Pompignan ne manquent pas de m'imputer ces rapsodies qui sont quelquefois très dangereuses. On me répond que c'est l'état du métier. Si cela est le métier est fort triste.

Personne n'a encore ma tragédie, mr d'Argental n'en possède que des fragments informes. Elle est intitulée Les Scythes. C'est une opposition continuelle des mœurs d'un peuple libre aux mœurs des courtisans. Maman Denis et tous ceux qui l'ont lue ont pleuré et frémi. Je l'ai envoyée à m. le duc de Choiseul qui me mande qu'elle vaut mieux que Tancrede. J'ai déjà composé une préface dans laquelle je saisi une occasion bien naturelle de faire l'éloge de m. Diderot; cela m'a soulagé le cœur. Je vous embrasse mille fois.

Je vous recommande l'incluse.