1766-04-28, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

J'étais donc bien mal informé, mon cher ami, et je n'ai eu qu'une joie courte.
On m'avait assuré que le grand livre paraissait, et vous m'apprenez qu'on m'a trompé. Par quelle fatalité faut il que les étrangers fassent bonne chère et que les Français meurent de faim? pourquoi ce livre ferait il plus de mal en France qu'en Allemagne? est ce que les livres font du mal? est ce que le gouvernement se conduit per des livres? Ils amusent et ils instruisent un millier de gens de cabinet répandus sur 20 millions de personnes; c'est à quoi tout se réduit. Voudrait on frustrer les souscripteurs de ce qui leur est dû et ruiner les libraires?

On me fait espérer l'ouvrage de Freret qui est, dit on, achevé d'imprimer. Ceux qui l'ont vu me disent qu'il est très bien raisonné. C'est un grand service rendu aux gens qui veulent être instruits; les autres ne méritent pas qu'on les éclaire. Il est très certain, mon ami, que la raison fait de grands progrès, mais ce n'est jamais que chez un petit nombre de sages. Pensez vous de bonne foi que les maîtres des comptes de Paris, les conseillers au châtelet, les procureurs et les notaires soient bien au fait de la gravitation et de l'aberration de la lumière? Ce sont des vérités reconnues, mais le secret n'est que dans les mains des adeptes. Il en est de même de toutes les vérités qui demandent un peu d'attention. Il n'y aura jamais que le petit nombre d'éclairé et de sage. Consolons nous en voyant que ce nombre augmente tous les jours, et qu'il est composé partout des plus honnêtes gens d'une nation.

Je m'attendais que vous mettriez dans le paquet le mémoire de m. de Beaumont pour les Sirven; dites moi, je vous prie, quand vous pourez me l'envoyer.

J'ai dans la tête que la prochaine assemblée du clergé fait suspendre le débit de l'encyclopédie. On craint peut-être que quelques têtes chaudes n'attaquent quelques articles auxquels il est si aisé de donner un mauvais sens; on pourrait fatiguer m. le vice-chancelier par des clameurs injustes, ainsi il me paraît prudent de ne pas s'exposer à cet orage. Si c'est là en effet la cause du retardement, on n'aura point à se plaindre.

Il y a un autre livre que nous attendions, et pour lequel j'avais souscrit il y a deux ans; c'est un Racine avec des commentaires. Je crois vous en avoir déjà parlé. On ne sait point quel est le libraire qui a entrepris cette édition; Merlin ne pourait il pas vous en informer? Actuellement que ma bibliothèque est arrangée, je ne suis plus curieux que de livres; c'est la consolation de ma vieillesse.

Non vraiment, mon cher ami, mes souscrivants pour l'estampe des Calas ne sont pas si libéraux que vous l'imaginez; ils ont compté ne donner que leur écu par estampe, et n'en donneront pas davantage. Je vous ai supplié de donner à m. de Beaumont de quoi payer la signature des avocats pour Sirven. Ce sont actuellement les Sirven seuls qui m'occupent, parce qu'ils sont les seuls malheureux. Ma santé s'affaiblit de jour en jour et il faut se presser de faire du bien. Je vous embrasse tendrement.