1766-10-06, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Vraiment, mes adorables anges, je ne suis pas étonné que le prophête Elie De Beaumont ne vous ait pas envoié son mémoire pour les Sirven.
La raison en est bien claire, c'est que ce mémoire n'est pas encor fait. Il m'avait mandé il y a près de deux mois qu'il l'avait remis entre les mains de plusieurs avocats pour le signer, et même Mr D'Amilaville lui avait déjà donné quelque argent de ma part. Je croiais même déjà l'ouvrage imprimé; je me hâtais de demander un raporteur, je solicitais vôtre protection et celle de vos amis; mais enfin, il s'est trouvé que Beaumont avait pris le futur pour le passé. Je vois qu'il a été un peu désorienté par deux causes malheureuses qu'il a perdues coup sur coup. Il ne faudrait pas que le deffenseur des Calas se chargeât jamais d'une cause équivoque. Celle des Sirven lui aurait fait un honneur infini.

Il a encor, comme vous savez, un procez très intéressant au nom de sa femme; mais je tremble encor pour ce procez là. Il a le malheur d'y réclamer les loix rigoureuses contre les protestants, loix, dont il avait tant fait sentir la dureté, non seulement dans l'affaire des Calas, mais dans une autre encore que je lui avais confiée. Cette funeste coutume des avocats de soutenir ainsi le pour et le contre poura lui faire grand tort, et en fera sûrement à la cause des Sirven. Cependant, l'affaire est entamée, il la faut suivre. J'ai obtenu pour cette malheureuse famille Sirven, la protection de plusieurs princes étrangers, je leur ai écrit que le factum était prêt. S'il ne parait pas ils seront en droit de croire que je les ai trompés. Je ne me rebute point, mais je suis fort affligé.

Je ne le suis pas moins que vous n'aiez pas reçu le commentaire sur les délits et les peines par Mr Christin, avocat de Bezançon. Je sais bien que Mr Jannel a des ordres positifs de ne laisser passer aucune brochure suspecte par la voie de la poste; mais cette brochure est très sage, elle me parait instructive; il n'y a aucun mot qui puisse choquer le gouvernement de France ni aucun gouvernement. Je reçois tous les jours par la poste tous les imprimés qui paraissent, on les laisse tous arriver sans aucune difficulté. Je ne vois pas pourquoi l'on deffendrait le transport des pensées de province à Paris, tandis qu'on permet l'exportation de Paris en province.

Je suis encor plus surpris qu'on n'ait pas respecté l'envelope de mr De Courteilles, et que l'on prive un Conseiller d'Etat d'un écrit sur la jurisprudence. Vous recevrez cet écrit par quelque autre voie, et vous jugerez si on doit le traitter avec tant de rigueur.

Vous n'ignorez pas qu'on a fait en Hollande deux éditions de quelques unes de mes lettres qu'on a cruellement falsifiées, et auxquelles on a joint des notes d'une insolence punissable contre les personnes du roiaume les plus respectables. On m'a conseillé de m'adresser à un nommé mr Du Clairon, qui est dit-on-actuellement commissaire de la marine, ou consul à Amsterdam; il est auteur d'une Tragédie de Cromwell qu'il a dédiée à Mr Le Duc de Praslin. Je ne veux pas croire qu'il soit trop instruit du mistére de cette abominable édition, mais je crois qu'il peut aisément se procurer des lumières sur l'éditeur.

Mr Le Prince de Soubise, et plusieurs autres personnes d'une grande distinction sont très outragées dans ces Lettres. Il est nécessaire que je mette aumoins dans les journaux un avertissement qui démontre et qui confonde la calomnie. Heureusement les preuves sont nettes et claires; j'ai en main les certificats de ceux à qui j'avais écrit ces lettres qu'un faussaire a défigurées. J'espère que mr Du Clairon qui est sur les lieux voudra bien me donner des écclaircissements sur cette manoeuvre infâme. Je lui écris qu'aiant comme lui mr le Duc De Praslin pour protecteur, j'ai quelque droit d'espérer ses bons offices dans cette conjoncture à l'abri d'une telle protection, que le livre est imprimé par Michel Rey, imprimeur de Jean Jaques Rousseau à Amsterdam, que Jean Jaques y est loué, et les hommes les plus respectables chargés d'outrages; que je le suplie de vouloir bien me donner sur cette œuvre d'iniquité les notions qu'il poura acquérir, et que tous les honnêtes gens lui en auront obligation. Je me flatte que Mr le Duc De Praslin permettra la liberté que je prends de dire un mot dans cette Lettre de mon attachement pour lui, et de la protection dont il m'honore.