1767-02-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Daniel Marc Antoine Chardon.

Monsieur,

Le mémoire sur Ste Lucie ne me donne aucune envie d'aller dans ce païs là, mais il m'inspire le plus grand désir de connaître l'auteur; je suis pénétré de la bonté qu'il a eue; je lui dois autant d'estime que de reconnaissance.

Voilà comment les mémoires des Intendants en 1698 auraient dû être faits. On y verrait clair, on connaîtrait le fort et le faible des provinces. Le païs sauvage où je suis, Monsieur, ressemble assez à vôtre Ste Lucie, il est au bout du monde, et a été jusqu'à présent un peu abandonné à sa misère.

Je suis trop vieux pour rien entreprendre, et après ma mort tout retombera dans son ancienne horreur. Il faudrait être le maître absolu de son terrein pour fonder une colonie. Ce n'est pas où les Français réussissent le mieux. Nous trouverons toujours cent filles d'opéra contre une Didon.

Je serai très affligé si le mémoire pour les Sirven n'est digne ni de l'avocat, ni de la cause. Mais je me console puisque c'est vous, Monsieur, qui raporterez l'affaire. L'éloquence du raporteur fait bien plus d'impression que celle de l'avocat. Vous verrez quand vous jugerez cette affaire, que la sentence qui a condamné les Sirven, qui les a dépouillez de leurs biens, qui a fait mourir la mère, et qui tient le père et les deux filles dans la misère et dans l'oprobre, est encor plus absurde que l'arrêt contre les Calas. Il me semble que les juges de Calas pouvaient aumoins alléguer quelques faibles et malheureux prétextes; mais je n'en ai découvert aucun dans la sentence contre les Sirven. Un grand roi m'a fait l'honneur de me marquer à cette occasion, que jamais on ne devrait permettre l'éxécution d'un arrêt de mort qu'après qu'elle aurait été aprouvée par le conseil d'état du Souverain. Il est bien étrange que la nation la plus guaie du monde soit si souvent la plus cruelle.

Je vous demande pardon, Monsieur; je suis assez comme les autres vieillards qui se plaignent toujours; mais je sçais qu'heureusement le corps des maîtres des requêtes n'a jamais été si bien composé qu'aujourd'hui; que jamais il n'y a eu plus de lumières, et que la raison l'emporte sur la forme atroce et barbare dont on s'est quelquefois piqué, à ce qu'on dit, dans d'autres compagnies. Vous m'avez inspiré de la franchise, je la pousse peut être trop loin, mais je ne puis pousser trop loin les autres sentiments que je vous dois, et le respect infini avec lequel j'ai l'honneur d'être

Monsieur

vôtre très humble et très obéïssant serviteur

Voltaire