1766-11-15, de André Morellet à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur

J'ai reçu il y a quelque temps deux exemplaires d'un commentaire sur le livre des délits et des peines que j'achève de lire avec transport.
Il faut que je soulage mon cœur en remerciant mille et mille fois l'excellent homme qui plaide avec tant de force, de raison et de modération même la cause de l'humanité contre les tyrans de tous les genres qui la font gémir depuis tant de siècles. Je ne sais pas à qui s'adressent mes remerciments et à qui appartient ma reconnaissance. Mais si ma voix parvient jusqu'à l'auteur de cet excellent ouvrage je le prie de croire que je suis persuadé qu'on ne peut rien faire de plus touchant, de plus propre à produire un grand effet que ce petit nombre de pages dictées par la raison et le sentiment. Je reviens à vous, monsieur. Depuis les jours heureux que j'ai passés auprès de vous, je ne vous ai écrit qu'une fois. Mais je n'ai cessé de penser à vous, de vous voir dans votre solitude et de vous suivre dans votre cabinet, de prendre l'intérêt le plus vif et le plus tendre à votre santé et à vos occuppations. Quel bel emploi vous faites de l'automne de votre âge! Oui l'auteur de tant d'écrits utiles me paroît aussi grand, aussi digne de vivre dans la mémoire des hommes que l'auteur de Mérope et de la Henriade.

Hélas la pauvre raison a grand besoin qu'une main puissante soutienne et fasse valoir ses droits. Elle est partout ou persécutée ou lâchement abandonnée. Il n'y a que vous, monsieur, et un petit nombre de philosophes qui vous suivent de loin qui s'occuppent de cette bonne œuvre. J'employe quelque fois les moments de loisir que me laisse le travail immense que j'ai entrepris pour faire un peu de philosophie, pour prêcher d'après vous la tolérance et la raison. Il n'appartient pas à tout le monde comme à vous de faire entendre sa voix à toute l'Europe pensante. Mais je fais dans ma sphère étroite le peu de bien que je puis. J'ai souvent de vos nouvelles par plusieurs de vos amis qui sont les miens. M. d'Alembert et m. Damilaville m'en donnent et peuvent vous dire que je les reçois avec transport. Nous lisons vos lettres. M. Damilaville m'a communiqué dernièrement celle où vous lui parlés de Rousseau. Je suis bien fâché que vous avez raison dans tout ce que vous en dites. J'en suis fâché pour les lettres que cet homme déshonore. J'en suis fâché aussi pour l'honneur de mon jugement qui se trouve étrangement compromis dans cette avanture. Je vous confesse que je croiais à l'honnêteté de l'auteur d'Emile. Mais je suis à présent comme un homme qui diroit d'une femme qui avait empoisonné son mari: oh si elle a empoisonné j'en rabate beaucoup. J'ai tout rabattu et je suis complètement de votre avis sur cette querelle littéraire.

Si vous connaissiez le caractère morale de ce bon David Hume comme nous le connaissons, nous qui avons beaucoup vécu avec lui vous seriés s'il est possible encore plus indigné. Vous avez bien raison de dire que la lettre de R. respire partout la mauvaise foi. Mais ne pensez pas que personne puisse en être la dupe. Il n'y a que des imbéciles qui puissent prendre cela pour de l'éloquence. Si la chose en valait la peine je ne serait pas embarassé d'anatomiser cette belle pièce et de montrer qu'elle est d'un bout à l'autre ridicule, absurde et de mauvaise foi. Mais cela est si clair qu'il est inutile de la prouver. Il est arrivé ici quelques exemplaires de deux ouvrages fort piquants. Un recueil nécessaire qui me paraît très nécessaire et un paganisme dévoilé où tout est très bien dévoilé. Le mal est qu'on ne peut pas en avoir. Jamais l'inquisition n'a été plus sévère à Paris. On nous parle cependant d'une édition de Hollande de ce dernier ouvrage. J'ose prier le cher frère in Christo qui a le bonheur de vivre auprès de vous de profiter de la première occasion que lui fournira quelque voyageur pour m'en faire parvenir un exemplaire sous enveloppe et qu'on mettra dans la poche. Il suffiraît de la faire arriver à Lyon, à M. l'Oiseau avocat en Parlement place du change. Ou à M. Audras Baron de St Just pour M. l'abbé Morellet. Que si on trouve quelqu'un venant à Paris qui veuille s'en charger avec la même précaution tanto meglio. Je désirerois qu'on y joignit la note de ce que couteroient ces bagatelles là et des semblables quand il y en aura. J'ai appris que vous allez élever une manufacture de tragédie à Ferney et que vous aurez incessament plusieurs bon ouvriers qui deviendront sans doute excellents en prenant vos conseils. Vous en avez déjà un qui a un talent véritable au dire de plusieurs connaisseurs. M. Chabanon se dispose à vous voir ce printemps. C'est une chose toute à fait touchante de vous voir ainsi occuppé de former des jeunes gens et de travailler à perpétuer le triomphe et les plaisirs que le théâtre français a donné à la nation. Je suis allé dernièrement voir votre Tancrede joué par une de ces débutantes nouvelles qui partagent les suffrages à Paris, c'était mlle Durancy. L'actrice m'a paru fort bonne et capable de faire encore mieux dans la suite. Ce n'est pas là sans doute de quoi nous consoler entièrement de la perte de mlle Clairon, mais c'est de quoi nous la faire supporter plus patiemment. J'ai mené plusieurs fois à la comédie et surtout à vos pièces un étranger dont vous connaissez le nom et un ouvrage estimable, M. Beccaria, l'auteur des délits et des peines. Il était venu dans l'intention de passer l'hiver avec nous et d'aller vous voir à son retour à Milan. Mais des affaires domestiques le forcent de nous quitter dans peu de jours et ne lui laissent pas même le tems de passer à Ferney. Il se flatte et m. D'Alembert et moi aussi que vous l'auriez reçu avec bonté. Il mérite de vous connaître et d'être connu de vous. Vous connaissez la trempe de son esprit par la lecture de son petit traité et si vous le connaissiez persoñellement vous seriez très content de son cœur, de la simplicité de son caractère, de son ardeur pour la vérité et de son amour pour l'humanité. On ne saurait trop encourager les jeunes gens qui s'élèvent pour le bonheur de la génération qui nous suivra. Il y a bien des espèces mais en vérité il y a aussi d'excellens sujets. Vous voyez qu'il s'en forme en Italie et jusqu'à Milan. Il ne faut donc pas désespérer des hommes. C'est là mon refrain continuel. Sans cette idée consolante il faudrait se jeter dans la rivière et comme je ne veux pas me noyer je m'obstine à croire cette perfectibilité de l'espèce humaine. Je m'obstine à penser que nous valons mieux que ceux qui nous ont précédé et que nos neveux seront meilleurs et plus heureux que nous. L'exemple de l'étrange révolution que vos ouvrages ont fait dans toute l'Europe suffirait seule pour me confirmer dans cette opinion.

J'ai passé hier la soirée avec m. Damilaville chez m. d'Alembert. J'y ai lu à haute, intelligible voix votre lettre à m. Hume qui nous a fait rire comme des fous. Vous êtes délicieux, nous le disons tous les jours. Mais personne ne le dit de meilleur cœur et ne le sent avec plus de vivacité que moi. Vos plaisanteries sont excellentes parceque vous avez toujours raison même en plaisantant et que vous attaquez toujours des choses vraiment ridicules. Voilà le sublime plaisant.

Il faut bien finir cette longue lettre malgré la douceur que je sens à m'entretenir avec vous. Regardez moi je vous prie comme un des hommes qui vous admire, qui vous honore, qui vous respecte, et j'ose ajouter qui vous aime le plus. Je désire beaucoup que mde Denis se souvienne un peu de moi. Je lui présente mes très humbles respects et à m. et mde Dupuy. Je salue très humblement m. Christin et j'ai l'honneur d'être. &c.