20 décembre 1768
Non, mon cher marquis, non, les Socrates modernes ne boiront point la ciguë.
Le Socrate d'Athenes était, entre nous, un homme très imprudent, un ergoteur impitoyable qui s'était fait mille ennemis et qui brava ses juges très mal à propos.
Nos philosophes aujourd'hui sont plus adroits; ils n'ont point la sotte et dangereuse vanité de mettre leurs noms à leurs ouvrages; ce sont des mains invisibles qui percent le fanatisme d'un bout de l'Europe à l'autre avec les flèches de la vérité. Damilaville vient de mourir; il était l'auteur du christianisme dévoilé et de beaucoup d'autres écrits. On ne l'a jamais su; ses amis lui ont gardé le secret tant qu'il a vécu avec une fidélité digne de la philosophie. Personne ne sait encore qui est l'auteur du livre donné sous le nom de Fréret. On a imprimé en Hollande depuis deux ans plus de soixante volumes contre la superstition. Les auteurs en sont absolument inconnus, quoiqu'ils puissent hardiment se découvrir. L'Italien qui a fait la Riforma d'Italia n'a eu garde d'aller présenter son ouvrage à Rezzonico; mais son livre a fait un effet prodigieux. Mille plumes écrivent et cent mille voix s'élèvent contre les abus et en faveur de la tolérance. Soyez très sûr que la révolution qui s'est faite depuis environ douze ans dans les esprits n'a pas peu servi à chasser les jésuites de tant d'états et a bien encouragé les princes à frapper l'idole de Rome, qui les faisait trembler tous autrefois. Le peuple est bien sot, et cependant la lumière pénètre jusqu'à lui. Soyez bien sûr, par exemple, qu'il n'y a pas vingt personnes dans Geneve qui n'abjurent Calvin autant que le pape, et qu'il y a des philosophes jusque dans les boutiques de Paris
Je mourrai consolé en voyant la véritable religion, c'est à dire celle du cœur, établie sur la ruine des simagrées. Je n'ai jamais prêché que l'adoration d'un dieu, la bienfaisance et l'indulgence. Avec ces sentiments je brave le diable qui n'existe point, et les vrais diables fanatiques qui n'existent que trop. Quand vous irez à votre régiment, n'oubliez pas mon petit château qui est votre étape.
Je ne veux point mourir sans vous avoir embrassé.