1767-03-11, de André Morellet à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur

Je prends la liberté de vous annoncer deux Italiens très bons à connaître que m. d'Alembert vous recommande aussi et que nous aimons beaucoup, le comte Veri et le p. Frisi. Ils sont tous deux de ce que vous appellez Si plaisamment l'école ou l'église de Milan. Ranimez leur foi, exhortez les à travailler avec courage dans la vigne du seigneur. Beccaria leur ami, l'auteur du livre dé delitti est retourné en Italie sans avoir pû aller baiser les pieds du saint père, mais ceux-ci iront remplir ce pieux devoir. Prodiguez leur les reliques et les indulgences dont votre trésor est rempli. Je regrette bien de ne pouvoir pas les accompagner. Si quelque chose peut me consoler de cette privation c'est de voir que vous vous souvenez encore de moi. J'ai reçu depuis peu et à deux reprises différentes par le canal de l'abbé Audras deux paquets que je crois vous devoir. J'ai fait des choses que j'y ai trouvées un bon usage. J'ai béni la main qui nous rompt ainsi le pain de la parole et j'ai redoublé de reconnaissance pour vous et de zèle pour la cause commune. Je ne sais si vous êtes bien instruit de la sévérité avec laquelle les fermiers généraux des sottises humaines proscrivent la contrebande philosophique. Je ne crois pas qu'on puisse porter l'inquisition plus loin. Il faut croire que d'après la maxime d'Aristote qu'omne violentum cure est durabile cette rigueur se relâchera.

Je crois fermément avec l'auteur du quatrième livre d'Esdras quoi que nous ne le recevions pas dans le canon des saintes écritures que la vérité est ce qu'il y a de plus fort dans le monde; je crois aussi que ce qu'elle ne fait pas par la force elle le fait par l'insinuation. Je crois qu'elle est comme l'eau, qu'elle s'infiltre au travers des fondements de l'édifice des erreurs humaines et qu'elle les mine insensiblement. Ce qu'il y a de plus important pour hâter le règne de la vérité est que les philosophes soient étroitement unis. Je vois avec plaisir que vous prêchés continuellement sur ce texte dans vos lettres à nos amis et personne n'est plus convaincu que moi de la nécessité de cette union. J'insiste souvent sur cela. Je pratique ce que j'enseigne. J'aime et j'honore tous les hommes de lettres qui réunissent l'esprit philosophique à la culture des lettres. C'est par cette réunion que j'estime et que j'aime sans le connaître m. de la Harpe. J'ai lu avec un grand plaisir son discours sur la paix que j'ai trouvé plain d'idées fortes et grandes et écrit de très bon goût. Quant à cette espèce de gens de lettres malheureusement trop commune qui insultent à la philosophie je vous avoue que rien n'est égal au mépris que je sens pour eux.

J'estime plus ces honnêtes enfants
Qui de Savoye arrivent tous les ans
Et dont la main légèrement essuye
Ces longs canaux engorgés par la suye.

Il y a un m. Dorat de par le monde à qui j'applique de grand cœur cette sentence. Je n'aime pas un homme qui fait des vers pour Freron et pour quelques bourgeois et qui insulte la raison, m. Hume et vous. J'ai été je vous l'avoue un peu scandalisé de l'indulgence avec laquelle vous en aviez d'abord écrit à m. de Pezé. Mais mr d'Alembert à qui j'en ai fait mes plaintes m'a consolé en me montrant ce que vous lui en avez dit en dernier lieu. Croyez, monsieur, qu'il n'y a ni paix ni trève à faire avec des écrivailleurs de cette espèce. Ils ne peuvent aimer les philosophes parce que l'esprit philosophique les apprécie à leur juste valeur. J'ai reçu du cher frère in Christo une lettre fort honnête avec un exemplaire de la nouvelle édition du commentaire du traité des délits et des peines. Je ne sais si je vous ai déjà dit combien j'étais content de ce petit papier. Nous avons enfin le mémoire d'Elie de Beaumont. Il est fort bien et je crois qu'il produira son effect. C'est à vous qu'on devra la réparation de ce nouvel outrage fait à l'humanité par le fanatisme.

Voila encore un pauvre homme de lettres aux prises avec la Sorbonne et les évêques. Le Bélisaire de m. Marmontel a donné à ces messieurs un scandale horrible. Que dites vous de ces gens qui trouvent mauvais qu'en faisant de la religion l'éloge le plus pompeux on prene la liberté de dire on ne pense pourtant pas que Titus et Marc Aurele et Trajan soient brûlés éternellement. On ne sait ce qu'on doit admirer le plus en ces messieurs de l'atrocité ou du ridicule. Je dis du ridicule parce que je les regarde commes des gens à qui on a ôté jusqu'à leur chemise et qui veulent à toutes forces avoir des manchettes. On leur dispute tout. Il paraît des despotismes orientaux, des christianismes dévoilés, des évangiles de la raison, des recueils nécessaires, des lettres sur les miracles. Au lieu de répondre à tout cela ils vont tracasser un homme de lettres qui les traite avec une générosité et une indulgence dont ils devraient lui savoir beaucoup de gré. Les ménagements sont perdus avec eux. Ils n'entendent à aucune composition. Je suis fort d'avis qu'on les serve à leur goût et qu'on joue avec eux à tout ou rien. Cette affaire est entre les mains de l'archevêque à qui m. Marmontel a envoyé une explication dont le prélat paraît content et d'après la quelle il s'est réservé d'accommoder ce différent. Mais je doute fort que notre ami puisse se tirer de là sans leur dire avec l'auteur de la Pucelle,

Je crois messieurs qu'en ces feux dévorans
Les meilleurs Rois sont avec les Tyrans &a.
Tous malheureux morts sans confession. 

Cette aventure au reste est une leçon pour les gens de lettres et doit leur prouver qu'il est absolument impossible d'imprimer rien dans ce pays-ci puisqu'on se compromet même en écrivant des capucinades. Le mal est que beaucoup d'hommes de lettres ont besoin de vendre leurs ouvrages et qu'hors de Paris on ne trouve point de libraire qui veuille payer un manuscrit. Ce seroit une entreprise digne d'un souverain zélé pour les progrès de la raison d'établir une imprimerie dans quelque ville avantageusement située pour les débouchés, de lui donner des fonds sur lesquels on put payer les ouvrages utiles qui ne peuvent pas s'imprimer ailleurs. Il ne seroit pas difficile d'introduire ensuite dans les pays les plus intolérants un nombre suffisant d'exemplaires pour exciter les imprimeurs nationaux à réimprimer les meilleurs livres, et en tout cas les idées de beaucoup de personnes instruites ne seraient pas perdues. Je suis même convaincu que les premiers fonds une fois faits une pareille entreprise se soutiendrait parfaitement sur ses seuls profits même en traitant avantageusement les gens de lettres. Il faudrait à la vérité quelque juge éclairé qui décidat que le livre vaut la peine d'être imprimé. Mais cela ne seroit pas difficile à trouver, et il n'y a point d'homme de lettres un peu connu qui ne Se fit un plaisir d'être le censeur et un devoir d'être discret. Je pense aussi qu'un particulier riche pourrait faire cette entreprise. Que pensez vous de ce projet? je vous prie d'y rêver. C'est une nécessité de trouver quelque moyen d'échapper à l'inquisition qui s'établit presque partout et on ne sauroit trop s'occupper de cette recherche. Parlons un peu de vous. On nous a annoncé quelques nouveaux volumes de mélanges de litterature. Vous pouvez comprendre avec quelle impatience nous les attendons et avec quel plaisir nous les lirons.

Je n'ai point encore lu les Scytes. Quelques gens de mes amis ont vu un chant d'un certain poème sur vos voisins que nous lirons s'il plait à dieu et à m. le lieutenant de police. Vous ètes un homme bien extraordinaire par beaucoup d'endroits, mais entre autre par ce fond inépuisable de gaîté que vous conservez. Vous donnez là une belle leçon de philosophie aux hommes. Il est bien difficile lors qu'on a sous les yeux les objets affligeants, lorsqu'on est entouré des effets sensibles de l'ignorance, du despotisme, de la superstition de n'en pas prendre un peu d'humeur. Aussi n'avons nous plus de bonnes plaisanteries que celles que vous faites. Vous venez fort à propos à notre secours et vous êtes le médecin de nos âmes. Quand nous avons de vous quelque nouveau papier nous nous consolons pendant quelque temps des malheurs de notre espèce et nous voyons avec plus de tranquilité les sottises humaines. Mde Denis se souvient elle quelquefois de moi? Permettez moi de l'assurer ici de mes très humbles respects.

Vous même, monsieur, n'oubliez pas un de vos plus grands admirateurs, un homme qui met à votre conservation et à votre bonheur le plus vif et le plus tendre intérêt, et que rien ne peut flatter davantage que la pensée que vous avez pour lui quelque estime et quelque amitié. J'ay l'honneur d'être, &a.