1766-03-22, de Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha à Voltaire [François Marie Arouet].

Il n'y a plus de guerre et par concéquend plus d'événemens intéressant et cepandent on veut s'amuser, et s'ocuper.
C'est peutêtre un mauvais compliment que je Vous fais Monsieur, pour excuser la liberté que j'ai prise de Vous demander certaines lettres. Mais come Vous savés mieux que je ne saurois Vous le dire le cas infini que je fais de Vos productions, j'ose me flatter que Vous ne trouverés pas mauvais le motif que j'alègue pour souhaiter ce qui sort de Votre charmente plûme. J'ai trouvée cette troisième lettre excesivement forte et la vingtième extrêmement plaisante, de sorte Monsieur que Vous ne serés pas surpris, si je Vous conjure avec ardeur d'acomplir Votre promesse, et de me procurer tout le recueil qui exite assurément ma curiosité. Je serois bien curieuse aussi d'être mise au fait des troubles de Geneve car j'avoue que je ne vois pas clair dans tout cela: je sais bien qu'on a acusé Jean Jaque d'y avoir doné lieu par certaines lettres de la Montagne qu'il a écrit, et que j'ai lues, mais je ne puis me figurer, que ces lettres puissent avoir produit un si grand mal. J'imagine qu'il y avoit déjà du feu sous la cendre, qui étoit prêt à s'alumer au premier souffle de l'air. Il me semble qu'il règne, dans ce siècle éclairé, un esprit de sédition dans tant de têtes qu'on ne sait à quoi l'atribuer. Une fermentation de révolte presque par tout. L'arivée du Roi dans son parlement de Paris et ses discours, et tout ce qu'on a imprimé dans les gazettes par ses ordres, m'a fort surpris je l'avoue. Il y a moins de tranquilité encor dans le parlement d'Angletere, et l'on ne prévoit guer à quoi tout cela aboutira. Nous somes heureusement placés ici dans un petit coin de la tere où grâce à Dieu nous ne somes que spectateurs tranquiles, et où persone ne prend garde à nous. Si j'eusse eu à ma disposition de me choissir une situation, je Vous jure et proteste Monsieur, que la nôtre m'eût été préférable à la plus brillante du monde. S'il me reste quelques désirs, c'est assurément celui de conserver cet état, et d'avoir la satisfaction de Vous revoir encor s'il est possible. Je suis très flatée mon digne Ami des lignes qu'il Vous a plû de m'écrire de Votre propre main. Mais come je ne voudrois Vous incomoder à la longue et que Vos nouvelles me cause toujour un plaisir inexprimable Vous m'obligrés véritablement de Vous servir plutôt de Votre secrétaire que de me laisser manquer de Vos aimables lettres. Ma famille est extrê[me]ment sensible à Votre prétieu souvenir, et l'aimable Maitresse des coeurs qui ne cesse de s'abimer les yeux par l'abondance des larmes qu'elle répand sur la mort de sa fille, ne laisse pas de Vous idolâtrer de toutes ses facultés. Comptés néamoins que je ne le cède à persone, ni en amitié ni en admiration pour Vous mon digne Ami.