1758-10-07, de Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha à Voltaire [François Marie Arouet].

Je conviens Monsieur que notre Baron n'est guère promt à nous faire toucher la Some qu'il a promi de nous prêter; j'usque'ici nous n'avons pas étés extrêmement pressé à en faire usage, mais come Le Duc a été exact pour signer et envoyer l'assurence par la quelle il certifie d'avoir reçu l'argent en question, et que cette assurence est depuis plussieurs Semaines entre les mains du dit Baron, il seroit nécessaire autant que juste qu'il remplisse au plus vite ses engagemens.
Vous nous obligeriés en concéquence infiniment Monsieur si Vous vouliés exciter notre Baron à s'aquiter de sa promesse au plus tôt possible; jamais je le répète cet empressement à nous servir de Votre part ne s'effacera de notre mémoire et nous irons toujour au devant de toutes les ocasions qui pouront nous favoriser à Vous témoigner notre parfaite reconoissance. Les réflexions que Vous faite sur les calamités sont bien justes; il y a à parier cent contre un qu'aucune des puissances beligérantes gagnera de ces troubles et qu'il n'y aura peutêtre que quelques malhonêtes particuliers, par exemple, quelques entrepreneurs des subsistances ou négociant d'argent qui en profitrons, c'est bien la peine que pour l'amour de ces misérables qu'on ravage tant de contrées, qu'on porte le feu et le fer dans les quatre partie du monde, que les peuples soyent désolés et la destruction et le désespoir deviene universel. Mr: le Général de Laudon que Vous conoitrés par les gazettes, car son nom y paroit souvent, et que j'ai vus l'anée passée ici, me surprit singulièrement par la décission qu'il fit l'orsque je lui adressai mes jérémiades, pour toute réponse il me dit croyés moi dit il, Dieu veut punir ce monde perver. Ces parolles prononcées avec emphase par un Colonel Houssard me parurent admirables, je n'y répondis à mon tour qu'en souriant; j'aurois mille anecdotes aussi surprenantes à Vous conter si l'on osoit confier tout à la plûme; come je ne renonce pas encor à l'espérance agréable de Vous revoir un jour, je réserve jusque là de Vous en faire le récit. Il y a quatre Armées ou corp de troupes vis à vis les unes des autres en Saxe, celle que comende le Roi de Prusse en persone et près de Boudisfin et en face de l'armée du Comte de Daun, celle du Prince Henry est proche des environs de Dresden et en oposition de l'armée de l'empire comendée par le Prince Frederic des deux ponts. Notre pauvre petit païs d'Altenbourg est par concéquend très proche et très exposé. Ici nous somes dans le voisinage de l'armée de Soubise et d'un gros détachement de l'armée d'Hanovre sous les ordres de Mr: le Général d'Obery et du prince d'Isenbourg: ces deux Armées que je viens de nomer s'apuyent égallement à la ville de Cassel, l'une par l'aile droite l'autre par l'aile gauche, jugés des trances mortelles dans les quelles se doivent trouver les habitants de ce pauvre Cassel. Dans ces tems de troubles et de meurtre on devroit se roidir pour devenir insensible; j'avoue que les progrès que je fais à cet égard ne vont pas plus loin que mon nés, je sens mille fois par jours que mon Ame n'est pas héroique: je souffre trop de la misère des autres pour ne pas sentir mes propres meaux. Aprenés moi si Vous pouvés à être indifférente à tous les revers. Nous trouvons toujour de la consolation, la grande Maitresse et moi à nous entretenir de Vous: soyés en persuadés Monsieur et rendés justice aux sentimens d'estime et d'affection que toute ma famille Vous porte. Comptés Monsieur que mon Amitié que je Vous ai vouée ne finira qu'avec ma vie.