1765-07-17, de Gabriel Cramer à Baron Friedrich Melchior von Grimm.

Quoique j'aye souvent ouï dire qu'il faut s'attendre à tout, j'avoüe cher & charmant Philosophe, que je ne m'attendois pas à l'infâme imputation dont l'on a la cruelle injustice de me charger.
J'ose dire [avec vanité peut-être, mais plus seurement encore avec vérité, que je ne suis pas fait à descendre à des justifications, & je dédaignerois à bon droit celle-cy, si je ne croyois devoir le sacrifice de ma répugnance à tant de gens de mérite qui me connoissent si mal: c'est donc en faveur des sociétés respectables que vous me nommés, que je vais tracer l'amphygourique histoire dont vôtre amitié me fait une loj.

Au Commencement d'Avril une personne me remit un Manuscript, intitulé, Observations sur une dénonciation &c. &c; m'expliqua ce que c'étoit que cet ouvrage; m'assura que Mr le Duc de P. désiroit infiniment qu'il fût imprimé; que c'étoit de moi nommément dont il avoit fait choix pour cette commission, & l'on insista de façon sur le plaisir que cette édition fairoit au Ministre, que je crûs sans difficulté que l'ouvrage s'étoit fait sous ses yeux & par ses ordres; j'envoiaj le soir même chercher un Imprimeur à qui je le confiai, en lui recommandant d'envoier les épreuves à corriger, à la personne de qui je tenois le manuscript, laqu'elle personne le désiroit ainsj: dès que l'Impression fut achevée, je leus l'ouvrage que je n'avois fait jusqu'alors que parcourir; j'avoüe qu'il me parût comparable à la belle réponse de M. de Montesquieu aux critiques de l'esprit des loix, & je félicitai le Gouvernement d'avoir de pareilles plumes à son service; je fis envoier deux exemplaires par la poste à M. le Duc de P., ainsi que la personne m'en avoit prié, & je fis partir l'Edition pour Paris à l'addresse de Merlin le libraire, comme j'en étois convenu avec la même personne; je réservai seulement [toujours avec l'approbation de cette même personne], quarante, ou cinquante exemplaires, pour qui conque par ici seroit jugé en état de sentir le mérite de ce petit chef d'oeuvre.

Il y avoit déjà du temps que je n'y pensois plus; je végétois paisiblement à la Campagne, lors qu'un matin, en allant faire un tour en ville, j'appris que M. le Résident de France, venoit d'épouillalier le Conseil, avec une lettre de Monsieur de P., lequel à la réquisition de M. l'Archevêque, insistoit [disoiton] fortement, pour obtenir la suppression de cet ouvrage, lequel ouvrage étoit qualifié, &c. &c. &c. Je tombai des nües, & d'abord je n'y compris rien, absolument rien. Etoit-il concevable effectivement que Mr de P..se fût addressé à moi par l'entremise d'un tiers, pour me mettre à portée de lui être bon à quelque chose, & puis que six semaines après il eût fait porter des plaintes par le Ministre du Roj aux Conducteurs de nôtre Etat, à mes supérieurs, à mes parens, à mes amis, contre l'impression d'un livre qu'il avoit désirée, & cela, pourquoi? pour me punir de mon zèle? — J'aurois tenu un fil pour sortir du labyrinthe de mes idées, si j'avois pu supposer que Monsieur de P. n'avoit en aucune connoissance de ce Manuscript, mais il ne m'étoit pas permis d'avoir cette pensée, après ce que l'on m'avoit dit le jour qu'on le remit entre mes mains; après l'air simple & naturel dont on m'avoit parlé; après touttes les vraisemblances dont les propos qu'on m'avoit tenus étoient appuyés. — Après avoir long-tems réfléchj sans y rien comprendre, je jugeai qu'il pouvoit fort bien se faire, que le Dénonciateur eût ap͞ris qu'on avoit fait une réponse; que le dit Dénonciateur avoit craint cette réponse, & que pour s'en garantir il avoit intéressé M. l'Archevêque dans sa cause, en luj persuadant que sa personne & son caractère n'y étoient pas ménagés; que M. l'Archevêque s'étoit plaint à Monsieur de P., & l'avoit conjuré d'obtenir que l'Edition fût supprimée; que Monsieur de P., par ménagement pour le Prélat, avoit feint de n'avoir aucune connoissance de cette réponse, & que pour ne lui laisser aucun doute, il avoit dicté devant lui une lettre pour Monsr de Montperoux; Je vous confesse, que dans cette suposition à laqu'elle je m'arrêtai, je ne trouvois pas de quoi être fort édifié du procédé que l'on avoit avec moj, qui veux vivre en repos, chercher la vérité tout doucement, faire plaisir quand je peux, & ne dépendre que des loix de mon pays, de celles de la société, & de l'opinion des honnêtes gens.

Cependant, ce que j'avois à cœur sur touttes choses, c'étoit de bien édifier nôtre Conseil; je crûs que le moyen infaillible, c'étoit de le mettre à même de lire cette oeuvre du Démon; je fis brocher sur le champ une douzaine d'Exemplaires que j'envoyai à un Conseiller de mes amis, en le priant de les distribuer le lendemain aux Pères Conscripts: les plus graves épouffèrent de rire, chaqu'un raisonna ou déraisonna pendant vingtquatre heures, & puis on n'en parla plus. Le hazard me fit rencontrer Monsr de M. quelques jours après dans une maison; je lui dis, avec cette certaine franchise que j'aime, ce que je crûs devoir lui dire, sur ce qu'il ne m'avoit pas fait l'honneur de s'addresser à moi; il s'excusa le plus honnêtement qu'il sçeut, disant qu'il avoit ignoré que j'eusse la moindre part à cette affaire; je fis semblant de le croire, on luy envoia un exemplaire qu'il n'avoit pas leu trois jours après, & nous en restâmes là. Ici, je pourrois vous faire bien rire mon cher Philosophe, mais, ma philosophie à moi, ma gaieté, & ma tête même, ne sont pas à l'épreuve du sentiment profond & amer, dont m'a pénétré vôtre horrible & officieuse lettre; pardonnés au désordre de celle cy, je suis au fond de mon lit, par le plus beau temps & dans le plus beau lieu de la nature, attaqué par une goutte moins injuste peut être que tout ce que vous m'écrivés, mais presqu'aussj insupportable.

Enfin, il fut question d'écrire à M. le Duc de P.; je crûs tout à fait convenable de lui faire connoitre mes sentimens à son égard, & ma conduite dans cette affaire; je me devois cette satisfaction, d'autant qu'elle pouvoit m'amener à l'éclaircissement d'un doute qui s'étoit élevé dans mon esprit, & dont je ne veux pas faire mention sans nécessité: J'en dis un mot par occasion, à la personne de qui j'avois tenu l'ouvrage; cette personne me dit que j'avois fort raison, mais qu'il falloit joindre à ma lettre, le manuscript original; je répondis, que je ne l'avois pas, qu'il étoit resté chez l'Imprimeur, & que je ne voyois pas que cela fût fort nécessaire; cette personne insista, me dit que cela étoit beaucoup plus honnête, plus franc, & que je ne pouvois m'en dispenser. Moi, qui envisageois un envoi du Manuscript, comme une chose indifférente au fond, j'y consentis volontiers; je restois persuadé, ou que Monsieur de P… avoit eu connoissance de l'ouvrage dès l'origine, ou que tout au moins, dès qu'il l'avoit leu, il en avoit été extrêmement, pleinement satisfait: Considérant d'ailleurs que la personne qui m'avoit remis le manuscript étoit, vis à vis de moi, le maitre de ce Manuscript [puis qu'enfin, je n'en connoissois point d'autre], je n'hézitai pas; il me parût égal de disposer de ce Manuscript suivant l'intention de cette personne, ou de le remettre entre ses mains; je fis donc chercher l'Imprimeur, qui m'apporta quelques feuillets, en disant que les autres s'étoient égarés; je pris ces feuillets, je les joignis à ma lettre dans l'innocence de mon âme, & je fis jetter mon paquet à la poste.

Par l'effet d'un hazard très heureux, mon cher, mon très cher Philosophe, j'ai conservé une copie de ma lettre à Monsieur le Duc de P., copie exacte, collationnée de mot à mot sur l'original; je vais vous la transcrire, la voici.

Je reçeus sur le champ la réponse du monde la plus satisfaisante, telle que j'aurois pû la dicter moj-même, & deux jours après Mr de M. reçeut ordre de me dire tout ce qu'on peut imaginer d'honnête; c'étoit là sur tout, ce que je voulois, parce que Mr de M.. [aux termes où nous en sommes], avoit eu tort de ne s'être pas addressé à moi.

Actuellement mon très cher Grimm, au moment où j'écris, je veux que le Diable m'emporte si je sais quel est l'auteur de cet ouvrage, dont je déplore la perte de tout mon cœur; il est affreux, au milieu du dixhuitième siècle, chez cette Nation, le précepteur des autres Nations, que l'on mette ainsi la lumière sous le boisseau. Dieu me préserve de me justifier jamais de n'être pas un délateur; je ne saurois prendre sur moi de m'avilir, mais je vous diraj que je soubçonne vos amis de n'avoir pas leu l'ouvrage, car il me paroitroit moralement impossible, qu'aucun d'eux pût croire de bonne foi que l'auteur puisse être compromis aux yeux de Monsieur de P…; Je vous jure que si j'avois eu l'honneur d'écrire ces observations, j'en aurois signé touttes les pages, & s'il leût falû, tous les paragrafes. Qu'est-ce que c'est donc que tout ce train, ce jugement téméraire, cette imputation odieuse? Ai-je quelqu'ennemi dans Paris? En aurois-je dans cette classe d'hommes que je respecte le plus, & à laqu'elle je suis attaché par goût autant que par raison? Au nom de Dieu, mon cher Philosophe, deussiés-vous faire crever d'ennuy les personnes de l'Estime desqu'elles je suis jaloux, lisez leur, de ce rabâchage ce que vous croirés nécessaire pour leur édification, ne vous échauffés pas, exposés le fait, & puis écrivés-moj: J'ai à cœur sur tout, d'être pur & net aux yeux de la société de Monsieur d'Holback, de M. & de Me de Montigny, & aux beaux yeux de Madame de Fourqueux, que j'aime comme si je l'avois faitte.

Si vous voulés y réfléchir un moment, vous verrés que je suis le seul en droit de me plaindre; car enfin j'ai pris bien de la peine; j'ai eu le désagrément d'être trompé; j'ai eu les pères de la patrie à rassûrer, j'ai eu vôtre chienne de lettre qui déchire l'endroit de mon cœur le plus sensible, & d'une façon toutte nouvelle; sans parler de douze ou quatorze louïs que cette pauvre édition me coutte: je n'ai pas besoin de vous dire que c'est là, ce que je regrette le moins, cependant, s'il vous en falloit une preuve, je vous dirais, que pour mettre le comble aux bons procédés sans fatiguer Monsieur de P.. par une seconde lettre, je le fis avertir par M. Dargental son ami, du jour de l'arrivée du ballot, afin qu'il en disposa tout comme il le jugeroit à propos, & qu'il ne s'en répandit pas une feuille contre son gré.

Je pense qu'il n'est peut être pas honnête pour Monsr de P…. que je vous envoye une copie de la lettre que je lui ai écritte. Si je ne me trompe pas mon cher philosophe, tâchés qu'elle ne sorte pas de vos mains, car je ne me consolerois pas de lui avoir déplu. Tant d'égards vous surprennent peut-être, pour un homme que je n'ai jamais veu; vous me connoissés assés j'espère, pour être bien sûr que ce n'est pas, parce que c'est un grand seigneur; je ne les ai jamais aimé n'y hai, jamais fui n'y recherché à ce titre; ce n'est pas non plus parce qu'il est puissant; depuis que je ne crains plus la férule, je n'ai jamais eu peur que de moj; C'est, parce qu'à la suitte des divisions cruelles & misérables, qui ont altéré la paix de nôtre pauvre chère ruche pendant dix huit mois, Monsieur le Duc de P…. dans les lettres qu'il a écrittes, tant au Conseil qu'à Monsieur de M … a manifesté des sentimens, qui doivent lui avoir acquis des droits éternels sur la reconnoissance de tout bon patriote.

Vous comprenés mon cher Philosophe, combien je suis honteux de ce long barbouillage, mais je n'ai n'y la force, n'y le tems, n'y le sang froid nécessaire pour l'abréger; tâchés, que vos lettres redeviennent ce qu'elles ont toujours été, un baume salutaire pour touttes mes playes; au lieu que la dernière a versé une douloureuse acrimonie sur la goutte qui me tourmente. Vôtre Hollandois me l'envoia il y a quatre jours avec toutte la lenteur de son pays; & ces quatre jours jusques à ce matin, je les ai employés à souffrir. Bonjour mon très cher & très Aimable ami; je vous suis attaché pour la vie.

Nous parlerons d'autres choses une autre fois. Pardon.