1760-02-04, de Gabriel Cramer à Baron Friedrich Melchior von Grimm.

Monsieur,

Je reçois sans cesse de nouvelles marques de vos bontez; elles me touchent d'autant plus, que je ne crains point de vous tenir encor par la reconnoissance.
Paris est odieux dites-vous? tant mieux, cela donne de l'Espérance: un bruit sourd qui part des Délices, annonce M. & Me d'Epinaj pour le Printems; je m'en défie le moins que je puis, parcequ'il est toujours bon d'avoir une perspective agréable.

Si Monsieur Lambert nous eût fait il y a trois ou quatre ans, l'ouverture qu'il nous fait aujourd'huy par vôtre canal, il auroit & nous aussj beaucoup d'argent qui a passé en d'assez mauvaises mains; car à vous parler vraj, nos rélations avec Robin ne m'ont jamais plû; je ne sais comment diable tout cela s'est enfilé, car je n'aj jamais compris la nécessité de faire à mes dépens, la fortune d'un homme à qui elle ne va pas du tout. Si donc, Monsieur Lambert est de bonne foj dans l'intention de se lier avec nous, & de ne rien contrefaire de ce que je luy envoyerai, je consens de tout mon cœur à rompre avec Robin, avec lequel je puis tout terminer dans quinze jours. Nous pourrions commencer M. Lambert & moj sous des auspices assez passables: Le czar, l'infâme, et des petits châpitres.

Le czar (je parle du premier Vollume) est en magazin depuis plusieurs mois; les Cartes de Monsieur Danville sont arrivées ici, l'exemplaire envoyé à Petersbourg n'est point parvenu, on en renvoyera un autre, & l'on n'attend qu'une approbation du grand chambellan pour achever l'ouvrage, lequel sera mis sous presse sur le champ, puis expédié à Paris en tel nombre que l'on jugera convenable. Il y aura une édition 8. & une édition 12..

La chère infâme est toutte prêtte à paroître au grand jour, sa parûre est la plus élégante du monde; nous attendons des gravûres délicieuses (quoi-qu'honnêtes) que nous avons fait faire pour rendre la chose plus touchante.

Quant au Vollume de Mélanges je compte qu'au premier jour je le mettraj sous presse; mais il me semble que pour celuy là je serois embarassé à refuser à Robin un nombre d'exemplaires pour completter ce qui peut lui rester des oeuvres.

L'Analyse de l'Esprit est partie depuis quinze jours; j'ai donné ordre à Robin de vous remettre tous les exemplaires que vous aurés la bonté de luj demander. Il vous remettra en même temps deux livres nouveaux dont voici les Titres.

Discours sur Salluste traduit de l'anglois de Gordon, 2 v.12.

Il y a de bonnes choses, mais le style est mal.

Du Culte des Dieux fétiches, avec un parallelle des fétiches anciens & modernes. 12..

Nôtre maitre donne à l'histoire Universelle tout le tems que luy laissent les paysans de Tournay, les charpentiers de Fernex & les procureurs de Gex, qui le ruineront, & luy fairont tourner la tête à la fin. J'aj crû qu'il mourroit de rire l'autre jour aux lettres des provinces reçeues par les Jesuites; vous ne connoissés pas encore le Voyage de frère Garassise à Lisbonne; il est sous presse à la suitte de la Bertiade; si nous nous arrangeons avec M. Lambert, ce sera la dernière chose que recevra Robin.

Madame D'Albertas souffre davantage, mais il est certain que la cause du mal diminüe. M. de Voltaire & Me Denis, vous disent mille choses: mon frère se recommande à vos prières tous les jours à neuf heures du matin: il se plonge tout nud dans l'eau froide la tête la première, dans une cuve de quatre pieds: le remède est révoltant, madame Denis crie au meurtre, cependant nous en augurons très bien.

M. Cromelin recevra dans deux jours une lettre de mon frère, au sujet de la grande affaire à laqu'elle vous nous faittes l'amitié de vous intéresser, & dans laqu'elle je préjuge que vous aurez tant d'influence; je vous réponds que je m'y épargneraj pas, que l'exécution ne sera pas difficile, & que si la poire se meurit, je seraj bientôt là. Je ne veux vous étourdir en ce moment n'y de ma reconnoissance, n'y du plaisir extrême que j'éprouverai quand j'aurai l'honneur de vous revoir, n'y de la joye sensible que j'éprouve en parlant sans cesse de Madame d'Epinaj, qui a laissé ici des regrets bien vifs, & c'est beaucoup à ce sentiment que je juge que nous valons quelque chose.

Agréez mon cher Monsieur l'attachement inaltérable que je vous aj voué, & qui ne se démentira jamais.

Cramer l'ainé