1760-05-15, de Gabriel Cramer à Baron Friedrich Melchior von Grimm.

Je commençois à désespérer d'être encore dans vôtre souvenir mon très cher Monsieur, quand j'ai reçeu vôtre bonne, longue, & agréable lettre; loin de nous avoir oublié vous chargés tous les jours ma reconnoissance; Eh bien tant mieux, j'aime beaucoup à devoir à gens faits comme vous, & je me propose d'ajouter au plaisir de vous embrasser, celuy de vous faire mes vifs & tendres remerciemens.
J'étois il y a quelques jours dans une Terre en Suisse à sept ou huit lieües d'ici, je reçeus des Pour, des qui, des que, des quoi, la poste alloit partir, je n'eus que le temps de les copier et de les mettre à la hâte dans un chiffon à l'addresse de Madame d'Epinay: Je suis enchanté du succès de l'Ecossaise; elle mériteroit d'en avoir beaucoup si elle eût été plus soignée; mais dès qu'on eût trouvé ce bienheureux Frêlon, on n'eût rien de plus pressé que d'en faire part à tout le monde; et vite & vite, il falut imprimer, sans rien retoucher, sans relire, enfin, vous savez aussi bien que moi comme nous sommes faits.

Je dois lire ce soir la comédie des Philosophes: sur ce qui m'en est revenu, le fond en est odieux, & j'ai bien de la peine à croire que la forme en soit plaisante, j'ai veu quelquefois l'auteur qui m'a toûjours parû vain, froid & médiocre. Nôtre maitre est au désespoir de n'y être pas maltraitté, il voudroit faire un gros livre, & il ne sait pas trop sous quel prétexte. J'en ai trouvé moi un très plausible pour faire le voyage de Paris; l'on va travailler au manuscript du second vol. de l'histoire de Russie; l'Infâme est sous presse, j'attends les planches; je tâcherai que tout soit prêt pour la fin de novembre; & je partirai tout de suitte.

J'ai eu sur nôtre grand object deux ou trois conférences avec l'ami Cromelin, qui par parenthèse me charge de mille choses pour vous. Il m'a détaillé sa conversation avec m. David le Libraire, & j'ai conclu que le dit David sent tout l'Inconvénient d'imprimer en Hollande; l'inégalité des papiers, la cherté de la fabrique, les droits de sortie, peut être peu de sûreté d'ailleurs &c. Plus je réfléchis à cette affaire, & plus je crois que Geneve est le lieu le plus propice de tous; j'ai six presses chez moi & des ouvriers sûrs; le papier peut se tirer du Vivarets à trente lieües d'ici & ressembler si fort à celui que l'on a employé, à Paris, qu'il sera impossible d'en faire la différence. Si le Gouvernement en France ne dit mot, l'on ne dira mot ici; si le Gouvernemt en France veut mettre obstacle à cette impression, il l'empêchera en Hollande tout comme ici.

Je compte sur vos bontés mon cher monsieur, pour vouloir dans le courant de l'Eté m'informer de tems en tems de l'état des choses: Monsieur Diderot sait à quel point le Manuscript est avancé, dans quel temps il sera fini; qu'elles sont les intentions des Libraires &c. Tout cela est important: si cette affaire doit avoir lieu, il faut que le contract soit passé six mois avant qu'on commence, afin d'avoir une provision de papier telle qu'on ne soit point arrêté pendant le cours de l'Impression: il me conviendroit fort d'attendre pour partir que ce Czar & cette infâme fussent en état de voir le jour; cependant je ne voudrois pas risquer de manquer l'affaire par ce petit scrupule. Il y a dans Paris un ami de m. de Linant qui me désole par son silence & sa lenteur; il ne m'envoye point mes planches, & je crains que m. de V. ne s'impatiente quand l'ouvrage sera imprimé & qu'il ne veuille qu'il paroisse sans s'embarrasser du reste. Auriés-vous la charité d'en dire un mot à M. de Linant, à qui j'eus le plaisir d'écrire il y a une huitaine de jours. Je ne prévois pas que je puisse donner rien de bien important entre cy & mon arrivée à Paris, c'est pourquoi je renvoye à cette époque là, mes arrangemens avec M. Lambert que je suis charmé de savoir dans les mêmes dispositions que moi. Je compte qu'il sera chargé seul du débit de l'Infâme qui aura un succès immense; on la vendra avec les figures & sans les figures; & il partagera le débit du czar; car il m'est impossible d'en refuser honnêtement un nombre à Robin; & autant qu'on le peut il ne faut rien faire de malhonnête. Après ces deux morceaux là, il en viendra d'autres; nous avons sur le métier un certain dictionnaire dont nous parlerons, & qui faira beau bruit; c'est un ouvrage commencé il y a 20 ans & dont personne n'a jamais rien vû. Quand M. Lambert vous tombera sous la main, vous m'obligeriez sensiblement de vouloir luy dire un mot du czar & de Jeanne, afin qu'il sache mes intentions & qu'il ne soit point étonné de mon silence.

J'avais eu l'honneur de vous mander que le libraire d'Hollande avoit envoyé ici pour vous 42 exemplaires des premiers vol. de Hume, & bien point du tout, cet imbécille m'avoit addressé ce paquet sans m'écrire un mot d'avis, & il y a quelque temps que je reçeus une de ses lettres par laqu'elle il me prioit de remettre ces livres à un libraire d'ici; ce que j'ai fait. Il se trouve que les vôtres sont depuis un siècle dans un coin du magasin de Messieurs Panchaud & Houtez commissionnaires à Amsterdam; je leur écris aujourd'huy de les addresser à Monsr. Lambert; & de s'imformer auparavant si les Essais de Morale sont imprimez afin qu'ils les joignent au Ballot. Vous aurés la bonté de prévenir monsieur Lambert.

J'espère que vous serés assés obligeant pour envoyer le billiet inclus chez Robin. Pourquoi ne m'avez vous jamais rien dit de l'ambassade de Francfort? Vôtre silence me faisoit craindre que la nouvelle ne fût pas vraye & dans cette suposition je n'osois vous en parler; mais Dieu mercy Cromelin m'a confirmé que Monsieur Grimm est aussi bien excellence qu'il est excellent. Mon frère vous dit un million de choses, sa santé va et vient, il n'a pas la force de vouloir se guérir. Made Dalbertas trotte & souffre à Saconex, son mari va venir, nous verrons un peu ce que cela rendra.

Vous ne dirés jamais à Madame d'Epinay, n'y moi non plus tout ce que je sens pour elle. Dites luy en pourtant ce que vous pourrez; & soyez convaincu de mon inviolable attachement & de tous les autres sentimens dont je suis pénétré pour vous.