1765-08-06, de Gabriel Cramer à Baron Friedrich Melchior von Grimm.

Soulagés-moi un peu du poids de la reconnoissance cher & adorable Philosophe; je suis enchanté de vous être autant redevable, mais, avec cela, je vous conjure de me mettre à portée de vous montrer ma foi par mes oeuvres.
Sans vous, sans vos bontés, le venin de la calomnie se répandoit sur moi; cette horreur que j'ai veue odieuse au premier coup d'oeil, je la bénis aujourd'huy qu'elle me découvre toutte vôtre vertu & vôtre amitié. Ce que vous me dites de Monsieur Diderot ne me surprend point, & ajoute un sentiment tendre, à la vénération que j'ai toujours eue pour lui. Voici un mot pour Monsieur l'abbé Morrelet, que vous aurés la bonté de luy rendre après l'avoir leu, ou que vous jetterés dans le feu, suivant vos convenances, & les miennes, dont vous étes ici le seul juge. Je remercie du fond de mon cœur touttes les personnes qui n'ont pas désespéré de moi, & je souhaitte que cette épreuve dont vôtre activité & la noblesse de vôtre caractère m'ont sauvé, tourne chez les autres au profit de la circonspection & de la lenteur dans les jugemens: J'étois trop préoccupé de cette idée que quelqu'un avoit méchamment cherché à me nuire, & je vous dis à l'oreille, que tout goutteux que j'étois encore, j'ai failli acourir après ma lettre; j'étois du moins décidé, arrangé, prêt à partir au moment où je recevrois vôtre réponse, si elle m'eût laissé sur le cœur à cet égard, le plus léger nuage.

Je vous fairai à présent ma confession, je conviens humblement qu'il est imbécille d'être attrapé pour la trentième, ou pour la centième fois; ce cher enfant, mérite d'être caressé & fouetté jusqu'au sang toutte la journée; je l'aime, il a par malheur des grâces dont il est malaisé de se défendre, & puis, il promet de si bonne foj qu'il sera plus sage à l'avenir, qu'on finit toûjours, sinon par le croire, du moins par lui pardonner: je lui ai déclaré cependant, & du ton le plus sérieux, que quoiqu'en général les sacrifices ne me couttent pas, ceci étoit de nature à me faire passer par dessus tout absolument; je ne lui dirai pas un mot de vôtre dernière lettre. Il vouloit en écrire deux mille; je lui ai fait comprendre qu'il n'y avoit que moi qui pût rendre raison de ma foj, & j'ai insinué que s'il alloit embrouiller mon affaire le moins du monde, il me forceroit à publier un manifeste avec les points sur les i, & les pièces justificatives. Souvenons-nous bien vite, comme vous dites mon cher Philosophe, que c'est le défenseur de l'innocence opprimée qui mérite nos respects & nos adorations: Vous connoissés ma position avec lui; je l'ai attiré dans ce pays cy, mal à propos peutêtre à certains égards; cependant, il y est venu pour son bonheur, & il n'a pas tenu à moi que ce ne fût aussi pour sa gloire; depuis que je le connois, je n'ai montré pour lui au public, que de l'admiration, le goût le plus vif, & le plus sincère attachement; j'ai rompu mille lances en sa faveur contre mon propre sentiment, j'ai consenti à passer pour un sot, j'ai eu l'apparence d'une foule de torts, j'ai nié jusqu'à l'évidence, je lui ai sacrifié jusqu'au sens commun; j'ai disimulé constamment & à mes plus intimes amis, tantôt ma pitié, tantôt mon indignation; vous jugés que je ne me porterai qu'à l'extrémité, à une démarche qui démentiroit cette conduite, mais il me sembloit il y a quinse jours, que ce cas extrême étoit sur le point d'arriver, & si jamais il arrive, gare la bombe. Tout ce qui tient, [je ne dirai pas à mon honneur, il n'appartient à personne d'y toucher], mais, tout ce qui tient à ma réputation, m'est plus cher que la vie: l'amitié de mes amis est un juste retour; celle des autres est une faveur dont je sens tout le prix, mais je veux que l'estime des honnêtes gens soit une rente perpétuelle, dont il soit éternellement impossible de me refuser le payement, sans être fripon ou injuste: Pardonnés cette digression mon cher Philosophe, ma tête n'est pas froide encore.

Je pense tout le bien possible de la personne qui va venir ici; je lui dois de la reconnoissance pour de bons offices & pour l'empressement le plus honnête, mais je vous avoüe que je ne suis pas content de voir que l'on abuse des passions d'un homme dont on se fait l'apôtre, & dont on se dit l'ami; que l'on échauffe sa tête sur le point qui la rend le plus inflammable, tandis que nous ne pouvons pas suffire ici à jetter de l'eau dessus; en un mot, qu'on l'excite à faire des folies dangereuses, & qu'on lui en fasse faire tous les jours: Il est bien déplorable; il est bien abominable qu'un homme pour qui la nature & la fortune se sont épuisées; qu'un homme dont la vie [dieu me pardonne] me faisoit croire une providence particulière se livre par foiblesse à tout ce qui flatte ses penchans favoris, qu'il passe sa vie à faire des sottises, à les replâtrer, à les nier, à s'en vanter, & finisse toûjours par mourir de peur: L'Existence qu'on lui donne est indigne de lui, celle qu'il auroit par luimême avec le bon sens d'un payien, seroit celle d'un Dieu.

Envoyés-moi force prospectus des Portraits des Calas; j'en causerai d'abord avec Duvillard, qui est un galant homme, tout cœur, & qui faira les choses en conscience: quant à moj, j'envoyerai le projet de souscription, & j'intéresseraj tout ce que je connois d'honnêtes gens dans le pays de Vaud & dans les Cantons Evangéliques, à Lausanne, Vevey, Yverdon, Neufchatel, Berne, Basle, Zurich, &c.

Eh sans doute, nous possédons ici nôtre chère Clairon! Je vous conterai ça dans un moment de bonne humeur; je l'attends demain à Tournay où elle m'a promis quinze jours, nous la montrerons aux Philosophes de Morillon & au bon syndic: Fernex est une maison ouverte, ou peu s'en faut, on dine à trois heures, on soupe à minuit; vingt maçons y font un bruit du diable à l'aube du jour, une pauvre malade ne peut pas vivre là; en un mot, elle veut venir à Tournay & elle y viendra. Bonjour cher Philosophe, je m'oublie toûjours quand je vous écris; montrés je vous prie ma précédente lettre à nôtre cher ambassadeur, [supposé qu'il ait ouï parlé de cette vilainie], montrès luy encore ce barbouillage cy, si vous le jugez à propos; priés le seulement de ne rien dire qui puisse nuire ou déplaire à l'enfant; il le connoit beaucoup & bien, mais il faut toûjours attendre que le mal soit indispensable pour le faire. Mettés-moj aux quatre genoux de Merope & de sa chère Confidente; je me réjouïs du fond du cœur de les aller embrasser, ou adorer, Dieu aydant le 29e de 9bre de l'an de grâce 1766. On jouït beaucoup plus de ses amis pendant l'hyver, & je me flatte de tourner autour de vous, pendant quatre grands mois.

Nous allons un peu joüer la Comédie; il faut bien faire ombre à côté de cette lumière, je vous conteraj cela encore une fois, ne vous impatientés pas, cela sera drôle. Monsieur l'ambassadeur a le nés fin je vous en réponds, il a toûjours bien jugé l'enfant; dites luy mille choses je vous supplie, que je ne lui dis point directement, parce qu'on a toûjours mieux à faire à Paris qu'à lire des lettres; mais assurés le bien que si je ne dis mot je n'en pense pas moins.

Je vous embrasse mon cher Philosophe avec toutte la tendresse de mon Cœur, &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c. &c.

Ne me parlez jamais de Madame de Vermenoux je vous en prie . . . . Comment se porte-t-elle? que dit-elle? que fait-elle?

P. S. Mon premier mouvement a été d'écrire à M. l'abbé Morelet, mon intention étoit mon cher Philosophe que vous allasiés ensemble chez M. de Montigny ou chez mr de Fourqueux, mais je biffe ma lettre, il me semble que cette démarche auroit quelque chose d'affecté: j'aimerois beaucoup mieux, & il me paroit beaucoup plus naturel que nôtre Cher ambassadeur après avoir leu mes lettres en parla à Me de Montigny ou à sa mère; il connoit l'une & l'autre, & qu'il prenne jour pour voir l'une des deux avec vous: Je ne vous fais plus de complimens n'y d'excuses sur tout ce que vous faites pour moj; vous voyés que je ne me lasse point d'exiger de vous; j'aj quelques petits droits aussi sur les bontés de M. Cromelin; ayez la Complaisance de l'informer s'il ne l'est pas; & de faire cette démarche ensemble; j'ai à cœur que ces deux Dames & Mr de Montigny sachent très exactement de quoi il s'agit. Qu'elle diable d'avanture! Vous concevés cher Philosophe qu'il est bien plus important que cette lettre cy ne sorte pas de vos mains que la première; soyez tranquille sur le sort de la vôtre, elle restera dans mon cœur, & ne sera exposée à la curiosité de personne. Tout à vous, mille fois & toûjours.