Je rends gloire à Dieu, mon très cher & très aimable philosophe, quand je vois qu'on a encore assez bonne opinion de nous, pour vouloir envoyer son fils unique à Genêve; je mourrois de peur, que nous ne fussions confondus avec nos chers voisins, Alliés & Confédérez; les sages Schwitzois, qui, gouvernez par le Révérend Père gardien des pic-puces, comencent leur Diète à grands coups de bâton, & finissent par se faire donner à chaqu'un un louïs, aux dépends de ceux qu'ils ont roüe de coups.
Cependant, comme Deluc ne tient pas des pensionnaires, & que ses affidés ne donnent que des leçons d'Anarchie, le projet de vôtre amie n'est pas dans le fond aussi ridicule qu'il en a la mine: mais, mon cher Philosophe, je vous préviens que l'éducation à Genêve pour un étranger, est encore plus chére qu'elle n'est merveilleuse: la pension coutte cent belles livres tournois, sans le logement, le feu, la lumière, le déjeûner, & mille brimborions qui composent à la fin de chaque quartier, un compte d'apoticaire qui ne finit pas. Un laquais coutte au moins 600lt, le manège beaucoup d'Argent, les maitres à talons, & à talons médiocres, un louïs pour 16, 18, ou tout au plus vingt leçons; deux chevaux de Cabriolet couttent cent pistolles, tout est à proportion: si, nonobstant, vôtre jeune homme vient à Genêve, nous tâcherons qu'on ne luy fasse point de mal, ains au contraire, il vivra en bonne Compagnie, & s'il doit avoir affaire à nos Proffesseurs je le leur recommanderai comme il faut, & puis j'y tiendrai la main, ou j'y aurai l'oeil, tout comme vous aimerez le mieux.
Nôtre patriarche est comblé de joye de la justice rendüe à ces pauvres Calas, toutte tardive qu'elle a été, mais il m'apprend que le Parlement de Toulouse s'est assemblé pour faire des remontrances au Roj, soutenant toujours que le roüé, a été roüé loyalement; il faut que tout ce monde là ait le diable au corps; quoj, sur les huit disciples de Minos qui ont condamné au hazard un père de famille pour cause de la mort de son fils, il n'y en a pas aujourd'huy un seul, qui soit épouvanté de l'excès de la prévention qui l'a rendu criminel, pas un seul qui sache se destituer de sa place, pour ne juger de sa vie, & pour donner la finance de sa Charge aux enfans, à la femme, à la servante, du père, du mari, du maitre, qu'ils ont assassiné? Mon cher philosophe cela m'attriste, cela me vieillit, je veux aimer mes semblables, & si je ne tournois souvent les yeux sur les gens faits comme vous, je ne sais ce que je deviendrois.
Vous savez que les Délices viennent d'être remis au propriétaire; les amis du patriarche ont été affligés de ce renoncement au territoire de la République, ils croyent que le délire des partisans du rêve insocial de Jean Jaques en est l'unique cause, & les braillées inhumaines de nôtre chère & douce nièce, jointes aux apparences, semblent justifier cette opinion; cependant, le fait est que le Duc de Wirtemberg doit 28 mille de rente à nôtre patriarche, que la famille du dit seigneur patriarche s'est accrüe en hommes, femmes, enfans, & autre bétail, au moins autant à proportion que la postérité de l'ami d'Agar, & que le dit seigneur Duc, depuis plus de deux ans n'envoye pas un sou. Or, nôtre patriarche vient de faire le marché de monsieur Jourdain avec Dorante, il a envoyé de l'argent frais à Stugard, & par ce moyen il a obtenu une hypothèque spéciale sur les terres situées en Alsace, pour touttes les sommes: cet argent frais, c'est le produit de la remise anticipée des Délices; item, nous bâtissons deux grandes aîles au Château de Fernex, tout cela rendoit le sacrifice nécessaire: figurez-vous si vous pouvez, que ces 28 mille livres de rentes étoient assises sur un petit bout de papier, pas plus grand que cela, & dont l'écriture étoit à peine lisible; au moins, aujourdhuy, il y aura un contract en forme, une hypothèque en France, des Terres saisissables, on sollicitera des à Compte, & Maman sera un peu tranquille.
Il n'est pas possible très cher philosophe que je vous dise ce que je pense du Siège de Calais, après que l'auteur a eu le bon procédé de se souvenir de moj & de m'envoyer sa pièce, au milieu de l'Yvresse du brouhaha qui devoit luy tourner la tête; ce n'est pas le tout que de faire le connoisseur & le difficille, il faut être reconnoissant & poli.
Je voulois vous dire deux mots de l'Etat actuel de nôtre pauvre ruche, mais il y a deux heures que je rabâche, ce sera pour une autre fois; nôtre Conseil commence à revêtir la conduite qu'il doit toûjours tenir quand il a raison, éclairer & refuser, marcher avec la loy, s'i coler fortement, être doux, bon, patient, honnête & ferme, inébranlable, comme s'il avoit une armée de Cent mille hommes: au moyen de ce, les honnêtes gens lui seront dévoüés, les aveugles seront sauvés & libres malgré qu'ils en ayent, & les brouillons, les petits orgueilleux, ces messieurs qui se croyent des hommes d'Etat parcequ'ils ont mis le nez sur quelques mauvais livres de droit politique, tout cela en aura dans le cul, nous finirons par être tranquilles, mais je ne me flatte pas de voir régner la paix parmi nous, du moins cette paix véritable qui nait de la confiance & qui habite le fond du cœur. Apropos d'orgueilleux & d'imbécille, écoutés-moj encore un petit moment. Rousseau a traitté Vernes le Ministre, de libelliste, de faussaire, de menteur, il n'a guères mieux traitté nôtre sainte Réformation, & nos Conseils; Vernes, dans sa dernière lettre assure qu'il en coûte trop à son cœur, & je crois à son jugement, pour avoir mauvaise opinion de monsieur Jean Jaques Rousseau, & c'est Vernes qui fait imprimer tout cela. J'achetai hier la brochure pour trois sous, & si vous me donnés une addresse franche, je suis tout près mon cher philosophe à vous faire le sacrifice de ce fumier puant; si vous avez le courage de mettre le nés dessus, cela vous amusera: Ce Monsieur Vernes là, étoit bien un peu protégé par Madame de Vermenoux, mais il n'en faut rien dire; à propos de madame de Vermenoux j'avois fait serment de n'en plus parler de ma vie, mais cela est plus fort que moj, elle est belle, elle est aimable, elle est excellente; je crois qu'elle est délicieuse, mais je sais qu'elle est ingratte, & je l'aurois déjà oublié vingt fois si je n'étois pas un lâche; ayez pourtant un peu pitié de moj, n'est pas philosophe qui veut, dites-m'en un petit mot au nom de Dieu; parlés-moj aussi de mes chères & bien aimées Mesjenienes, je suis souvent avec elles, & je voleraj à leurs pieds, quand le bourdonnement des frélons aura cessé; bonjour chers & aimables philosophes & philosophesses, je compte sur vos bontés, sur vôtre souvenir, & je suis tout à vous.
4e avril 1765
Argent
de France |
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Pension, c'est à dire le logement, le chauffage, la lumière, & les repas, 100 Louïs neufs, par an | 2400 Livres |
42 | |
Maitres, on les compte à environ huit mois par an, excepté ceux de danse & d'armes, qu'il ne faut guères compter qu'à quatre mois chacun. Je croirois qu'il faut pendant les huit mois environ cinq heures de Leçons par jour. Sur le pied où les Maitres sont ici cet article pourroit monter à environ sept Louis par mois, pendant huit mois, par an | 1344 |
La blanchisseuse | 75 |
Le Perruquier, 60lt. Le Cordonnier 60lt | 120 |
Argent de poche, un Louis neuf par mois | 288 |
On croit que la dépense des habits & du linge, en supposant, qu'il n'y ait pas des galons, peut monter par an à environ | 600 |
Il faut compter outre cela bien des petites dépenses, comme des Tringuelts, dans les Endroits, où le jeune homme peut être invité à manger; quelques parties de promenade, sur tout lors qu'il commençera à monter à cheval; quelques Livres dont il sera obligé de se pourvoir; des cas de maladie s'il en survient; l'augmentation de la dépense des maitres lorsqu'il prendra des leçons au manège &c. &c. Il est impossible de calculer chacun de ces Articles en particulier. On estime que tous ensemble peuvent être portez (afin d'avoir un compte rond) par an, à environ | 1173 |
Somme totale 250 Louis neufs ou | 6000lt |
La personne chez qui l'on plaçeroit le jeune homme se charge, de l'inspection entière sur sa conduite, de la direction génêrale de ses études, & d'y veiller encore plus particulièrement pendant environ quatre mois que l'on passe par an, à une campagne qui n'est qu'à une lieue de la Ville. On souhaiteroit de savoir combien de tems on se proposeroit de laisser le jeune homme à Genève afin de s'arranger en conséquence pour le logement, & de convenir de quelque petit dédommagement, si on le retire un an ou plus avant le terme qu'on aura fixé.
On suppose au reste qu'il n'a point de Laquais, & que celui qui est dans la maison suffira pour le servir.
Il paroit par les comptes ci dessus, que si l'on vouloit faire tenir par an 250 Louis neufs, à la personne chez qui l'on placera le jeune homme, payables 125 Louis, tous les six mois d'avance, elle pourroit se charger de toute la dépense, en envoyant aussi tous les six mois les comptes, de la partie de la dépense qui excèderoit le prix de la pension, & si cette dépense jointe à la pension, ne montoit pas aux 250 Louis, on en tiendroit compte pour l'année suivante. Si elle alloit un peu plus loin, ce que l'on ne croit pas, on fera ajouter l'Excédent qui ne seroit jamais bien considérable au quartier qui suivroit.