1774-03-01, de Sophie Durey de Verven à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

J’ose vous supplier, à l’insçu de mon Papa, de lui être favorable.
Il a supprimé la lettre que j’avais insérée pour Vous dans la sienne. Je suis cause de la Vente ou plustôt de la perte de ses meubles et de ses livres qui étaient à Neuchatel. Il a craint que ce tort involontaire que je lui ai fait ne vous indisposât contre moi et contre lui par contre coup. Ses dettes se montent à six mille francs; les miennes, qui sont de Vieïlle date, Vont à deux cents écus environ. Quand ses dettes seront payées, les miennes le grèveront encore; il n’aura pas un lit, une table, une chaise. Le mois prochain j’espère partir pour Londres avec une Dame anglaise, et cette époque sera l’époque désirable de mon établissement. Il me faudra un certain Viatique en m’éloignant, hélas! pour toujours du meilleur des bons Père. Ses habits, et son linge sont usés. Il a tout fait pour moi. Ne ferai je rien pour lui? Mon Papa est Votre enfant adoptif. Vos bontés pour lui sont si grandes qu’elles vous engagent à lui faire obtenir une centaine de louïs au delà des dettes qu’il contracta pour moi pendant sa longue captivité. Un saint disait avec ferveur: mon Dieu, traités moi comme je vous traiterais si vous étiés à ma place et que je fusse à la Vôtre. Mon Papa, trop sensible au malheur d’autrui, employrait tout son crédit, tous ses efforts, tout son papier à lettre pour vous procurer les secours que vos parens seraient en état de vous donner, s’il était un Voltaire, et que vous fussiés Du Rey une heure de tems. Je crois avoir lu dans vos oeuvres qu’une demie volonté et les demi-moyens ne font jamais prospérer. Daignés, Monsieur, Vouloir fortement le salut de mon Papa et le Mien. Je vous en conjure les larmes aux yeux et à deux genoux, pénétrée de respect et d’admiration pour Vous, Monsieur, et pleine de tendresse filiale pour lui.

Sophie Du Rey de Verven