1774-07-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean François de La Harpe.

Mon cher ami, si Louis 14 avait vu un, tel est nôtre plaisir, si bien placé, si plaisant à la fois et si noble, et même si attendrissant, il aurait dit sur le champ, nôtre plaisir est de donner Trois mille Livres Tournois de pension à nôtre aimé et feal Laharpe.
Il faut espérer que Louis 16 en dira autant dès qu'il sera un peu débarassé des affaires dont il s'occupe, et dès que quelque belle âme lui aura représenté que les beaux vers sont encor plus rares que l'argent comptant, et qu'un roi de France ne s'appauvrira jamais en ne récompensant que le bon en tout genre. On donne des prix actuellement en Italie à ceux qu'on croit avoir fait les meilleures pièces de théâtre. J'espère que bientôt les Barmecides remporteront un prix en France.

J'ai été bien tenté d'aller voir Paris, et de vous rendre vôtre visite. Ma mauvaise santé, ma vieillesse, ma colonie, mes moissons, mes vendanges me retiennent. Je me suis fait des chaines que je ne puis guères rompre. Je les romprai pourtant si ma faible machine a la force de courir cent lieues.

On dit que Monsieur Le Comte de Provence aime les Lettres, qu'il s'y connait très bien, et qu'il les protège; en ce cas vôtre fortune doit être faitte.Je ne souhaitte la mort à personne, pas même à Fréron, mais quand quelqu'une de nos vieilles têtes d'académie sera trépassée (à commencer par moi chétif) il faudra bien que vous aiez la place. Vous nous ferez un beau discours bien instructif et bien solide, sans louanger le chancelier Seguier et le Cardinal de Richelieu. Il faudra absolument abolir cette coutume ridicule, sans quoi, au bout de cent générations on aurait à faire l'éloge de cent protecteurs.

Je vous embrasse du meilleur de mon cœur.

Le vieux malade de Ferney V.