1765-06-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Étienne Noël Damilaville.

J'ai reçu, mon cher ami, vôtre Lettre pour le docteur Tronchin.
Les autres ont été reçues en leur temps. Mr Tronchin vous assure de son amitié et de son zèle. Il dit que vous devez continuer le régime qu'il vous a prescrit. Pour moi, mon principal régime est la patience et la résignation aux ordres immuables de la nature. J'ai assez vécu pour savoir qu'il y a bien peu de choses à regretter. S'il est possible que le soin que vous devez à vôtre santé vous conduise à Genêve, et que j'aie le plaisir de vous embrasser et de vous ouvrir mon cœur, je croirai la fin de ma vie très heureuse. Je n'ai rien de nouveau touchant l'ordonnance du parlement de Toulouse. Il est à croire que les Sirven seront réduits à envoier à Mr de Beaumont une protestation contre le refus de délivrer cette ordonnance, et les autres pièces nécessaires. J'ai toujours même pensé que ce refus serait favorable à la cause des Sirven, et servirait à leur faire obtenir plus aisément une attribution de juges, puisqu'il constaterait la mauvaise volonté et l'injustice des tribunaux dont cette famille a tant raison de se plaindre.

Je vous suplie d'embrasser tendrement pour moi l'homme supérieur à qui le public rend justice, et à qui ceux qui disposent de ce qui lui est dû, l'ont rendue si peu. Je m'intéresse à lui, nonseulement comme à un homme qui fait honneur à la nation, mais comme à un homme que j'aime de tout mon cœur. Je suis persuadé qu'il n'attendra que peu de temps, et puisque la place n'est point donnée à d'autres, c'est une preuve qu'il l'aura, ou je suis bien trompé. On connait trop ce qu'il vaut, et les sacrifices généreux qu'il a faits.

Il est sûr que feu l'abbé Bazin a donné des ouvrages de métaphisique; j'en ai vu des lambeaux cités, et je me flatte que Briasson qui m'a déterré des livres assez râres, me trouvera encor celui là. Pour son œuvre posthume qui parait depuis quelque temps en Hollande, je ne crois pas qu'il y ait à présent un homme assez dépourvu de sens pour m'attribuer cet ouvrage qui ne peut avoir été faitque par un rabin ou par un bénédictin, et qui ne peut être lu que par le petit nombre d'hommes de cabinet qui aiment ces recherches épineuses.

Aureste, je n'entends rien à la manie qu'on a aujourd'hui de vouloir décrier les philosophes. Il me semble que les sottises et les inconséquences de Rousseau ne doivent point retomber sur les gens de lettres de France. Ceux que je connais sont les meilleurs sujets du roi, les plus pacifiques, les plus amis de l'ordre. Envérité les reproches qu'on leur fait ressemblent à ceux que le loup faisait à l'agneau. Que cette injustice passagère ne vous empèche pas d'aimer les lettres. Adieu, mon cher ami.

V.