1767-07-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Vous serez peut être aussi affligé que moi, mon cher ange, de ne recevoir qu'un maudit livre de prose aulieu des vers scythes que vous attendiez.
Ce n'est pas que vous ne soiez bientôt munis de vos vers scythes, mais enfin, ils devaient arriver les premiers puisque vous les aviez ordonnés, et il est triste de ne recevoir que de la prose du neveu de l'abbé Bazin quand on attend des couplets de Tragédie. Bazin minor vous a adressé sa petite drôlerie par mr Marin; elle est toute à l'honneur des Dames, et même des petits garçons que les ennemis de l'abbé Bazin ont si indignement accusés. Il est juste de prendre la déffense de la plus jolie partie du genre humain que des pédants ont cruellement attaqué.

A l'égard de la deffense juridique des Sirven, j'ai bien peur qu'elle ne soit pas admise. Le procureur général de Toulouse est à Paris, il réclame vivement les droits de son corps, et ce droit est celui de juger les Sirven, et probablement de les condamner. De plus, on me mande que les protestants ont éxcité une émeute vers la Saintonge, qu'ils ont poursuivi trois curés, qu'ils en ont tué un, qu'on a envoié des troupes contre eux, qu'on a tué six vingt hommes; je veux croire que tout celà est fort éxagéré, mais il faut bien qu'il se soit passé quelque chose de funeste, et vous m'avouerez que ces circonstances ne sont pas favorables, pour obtenir contre les loix du roiaume une nouvelle attribution de juges en faveur d'une famille huguenote. Pour comble de disgrâce Le huguenot La Beaumelle, beaufrère du jeune huguenot Lavaysse, s'est rendu coupable d'une nouvelle horreur.

J'ai découvert enfin que c'était lui qui m'avait fait adresser 94 Lettres anonimes; le compte est net et le fait est râre. J'en ai reçu enfin une 95 ème qui m'a mis hors de doute. Il y a d'étranges pervers dans le monde.

L'ami D'Amilaville ira sans doute chez vous pour consulter l'oracle. Il est fâché aussi bien que moi du procez de mr de Beaumont. C'est une chose assez douloureuse que mr de Beaumont dans ce procez paraisse en quelque façon comme délateur des protestants après avoir été leur déffenseur, qu'il demande la confiscation du bien d'un protestant, et qu'il réclame des loix rigoureuses contre lesquelles il s'est élevé lui même. Il est vrai qu'il redemande le bien des ancêtres de sa femme, mais malheureusement les aparences sont odieuses, il a des ennemis, ces ennemis se déchainent; tout cela fait au pauvre Sirven un tort irréparable.

Pour me consoler mr De Chabanon achêve aujourd'hui sa Tragédie, mais mr De La Harpe n'est pas si avancé il s'en faut beaucoup. Deux Tragédies à la fois sorties des cavernes du mont Jura auraient été pour moi une chose bien douce.

Je vous assure que j'ai besoin d'être réconforté. Je ne peux plus rien faire pour moi même pour le tripot. J'ai besoin de jeunes gens qui prennent ma place pour vous plaire.

Je me mets aux pieds de madame D'Argental; je me recommande aux bontés de mr De Thibouville, j'espère que les satrapes Nalrisp et Elochivis ne seront pas regardés à Fontainebleau comme des satrapes de mauvais goût quand ils protègeront des Scythes. Agréez, mon divin ange, les tendres sentiments de tout ce qui habite Ferney, et surtout mon culte de Dulie.

V.