1765-03-20, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Oh la belle lettre, mon cher maitre, que vous venez d'écrire à frère d'Amilaville sur l'affaire des malheureux Sirven! Aussi a t'elle le plus grand & le plus juste succès, on se l'arrache, on verse des larmes, & on la relit, & on en verse encore, & on finit par désirer de voir tous les fanatiques dans le feu où ils voudroient jetter les autres.
Je suis bien heureux que ma rapsodie sur la destruction de Loyola n'ait pas paru en même temps; votre lettre l'auroit effacée, & le cygne auroit fait taire la pie. Je ne sais quand ma destruction arrivera, mais ce que je sais c'est qu'il y a des personnes à Paris qui l'ont déjà, et que mon secret n'a pas été trop bien gardé. Quoiqu'il en soit je recommande ce malheureux enfant à votre protection; le bien que vous en direz fera l'avis de beaucoup de gens, & surtout le fera vendre, car c'est là l'essentiel pour que mr Cramer ne soit point lézé.

Je ne sais ni le nom ni le sort du jeune Jésuite que Simon Lefranc poussoit par le cul à la procession. Je n'ai vu Simon depuis longtemps qu'une seule fois à l'enterrement de mr d'Argenson où il étoit non comme homme de lettres, car il est trop grand seigneur pour se parer de ce titre, mais comme parent au 90e degré. S'il est encore à Paris, c'est si obscurément que Personne n'en sait rien. Il lui arrivera ce qui arriva à l'abbé Cotin, que les satyres de Despreaux obligèrent à se cacher si bien que le mercure annonça sa mort trois ou quatre ans d'avance. Il en est arrivé à peu près autant au Poète Roi, cet ennuyeux coquin, qui depuis une centaine de coups de bâton qu'il reçut il y a dix ans, avoit pris le parti de la retraite, et dont on avoit annoncé la mort il y a plus d'un an dans les gazettes, quoiqu'il n'ait rendu que depuis peu sa belle âme à son créateur.

Oui vraiment, le bâtard du Portier des chartreux, Marsy, olim jésuite, comme il l'a mis à la tête d'un de ses ouvrages, est allé violer les anges en Paradis. Il avoit commencé par être l'associé d'Aliboron avec qui il s'étoit ensuite brouillé, du moins à ce que l'on m'a dit, car je n'avois l'honneur de fréquenter ni l'un ni l'autre.

Vous avez sçu que les Calas ont pleinement gagné leur procès. C'est à vous qu'ils en ont l'obligation, vous seul avez remué toute la France et toute l'Europe en leur faveur. Je ne sais ce qui arrivera des malheureux Sirven. On dit que l'avocat Beaumont va plaider leur cause; je voudrois bien qu'avec une si belle âme & si honnête cet homme eût un peu plus de goût, et qu'il ne mît pas dans ses mémoires tant de Pathos de collège. Le Parlement de Toulouse est furieux, dit-on, et veut casser l'arrêt qui casse le sien. Il ne lui manque plus que cette sottise là à faire. Les Parlemens finiront mal, et plutôt qu'on ne croit, ils sont trop fanatiques, trop sots, & trop tyrans. Adieu mon cher maître, moquez vous de tout, comme vous faites, sans cesser de secourir les malheureux et d'écraser le fanatisme. Mes respects à made Denis. Je suis charmé qu'elle ait été contente de ma petite drôlerie, que la canaille janséniste & loyoliste ne trouvera pourtant guères drôle.