1762-03-31, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

Un malentendu a été cause, mon cher Philosophe, que je n'ai reçu que depuis peu de jours l'ouvrage de Jean Meslier que vous m'aviez addressé il y a près d'un mois; j'attendois que je l'eusse pour vous écrire.
Il me semble qu'on pourroit mettre sur la tombe de ce curé: cy git un fort honnête Prêtre, curé de village en Champagne, qui en mourant a demandé pardon à dieu d'avoir été chrétien, et qui a prouvé par là que 99 moutons & un champenois ne font pas cent bêtes. Je soupçonne que l'extrait de son ouvrage est d'un Suisse qui entend fort bien le françois, quoiqu'il affecte de le parler mal. Cela est net, pressant et serré, & je bénis l'auteur de l'extrait quel qu'il puisse être.

C'est du seigneur la vigne travailler.

Après tout, mon cher Philosophe, encore un peu de tems, & je ne sais si tous ces livres seront nécessaires, & si le genre humain n'aura pas assez d'esprit pour comprendre par lui même que trois ne font pas un, et que du pain n'est pas dieu. Les ennemis de la raison font dans ce moment assez sotte figure, et je crois qu'on pourroit dire comme dans la chanson:

Pour détruire tous ces gens là
Tu n'avois qu'à les laisser faire;

Je ne sais pas ce que deviendra la religion de Jesus; mais sa compagnie est dans de mauvais draps. Ce que Pascal, Nicole & Arnaud n'ont pu faire, il y a apparence que trois ou quatre fanatiques absurdes & ignorés en viendront à bout; la nation fera ce coup de vigueur au dedans, dans le temps où elle en fait si peu au dehors; & on mettra dans les abrégez chronologiques futurs à l'année 1762, Cette année la France a perdu toutes ses colonies, & chassé les Jésuites. Je ne connois que la poudre à canon, qui avec si peu de force apparente, produise d'aussi grands effets.

Il s'en faut beaucoup, j'en conviens, que les fanatiques Parlementaires, tiennent contre les fanatiques de Loyola et les fanatiques de st Medard la balance aussi égale qu'un certain Philosophe de vos amis. Mais laissons les Pandoures détruire les troupes régulières. Quand la raison n'aura plus que les Pandoures à combattre, elle en aura bon marché.

A propos de Pandoures, savez vous qu'ils ne laissent pas de faire encore quelques excursions par ci par là sur nos terres? Un curé de st Herbland, diocèse de Rouen, nommé le Roi (ce n'est pas le Roi des orateurs), qui prêche à st Eustache, vous a honoré il y a environ 15 jours d'une sortie apostolique, dans la quelle il a pris la liberté de vous mettre en accolade avec Bayle. N'oubliez pas cet honnête homme à la première bonne digestion que vous aurez; son sermon mérite qu'il soit recommandé au Prône.

En voilà assez sur les sots & les sottises. Tout cela ne seroit rien si nous n'avions pas perdu la Martinique, & si tout, jusqu'aux Russes, ne se moquoit pas de nous. Hé bien que dites vous de votre ancien disciple? Je ne crois pas qu'il regrette autant que vous Elisabeth Petrowna. Par ma foi il avoit besoin de cette mort, & il en a bien promptement tiré parti. Je me souviens de ce que vous me disiez il y a 6 ans: il a plus d'esprit qu'eux tous; dieu veuille que nous profitions de l'exemple ou du prétexte que les Russes nous donnent pour nous débarasser de cette maudite alliance autrichienne, qui nous coûtera plus que l'Espagne n'a coûté à Louis XIV.

Laissons les Rois s'égorger, ainsi que les Parlemens & les jesuites, & parlons un peu de votre Tragédie. Je suis charmé des corrections que vous y faites, il faut qu'Olimpie & Cassandre intéressent; & c'est là la grande affaire. A l'égard de la figure que fait Antipater au premier acte pendant la bénédiction nuptiale de Cassandre & d'Olympie, je ne prétends point du tout qu'Antipater doive troubler cette bénédiction. Je suis trop bon chrétien pour approuver qu'on donne dans l'église des coups de pieds dans le cul à un Prêtre qui fait ses fonctions; mais pour s'épargner cette incartade quand on n'est pas sûr de soi, il faut faire comme vous, mon cher maître, il faut ne point aller à l'église; & pourquoi Antipater y reste t'il pour y faire une si sotte figure? que ne se tient-il chez lui pendant ce temps là? Il me paroit que sa présence et son silence le rendent en cette occasion un personnage de comédie. Tout cela soit dit, mon cher maître, sauf votre meilleur avis, comme de raison; je suis aussi flatté de votre confiance, que peu attaché à mes opinions.

Où en est l'édition de Corneille? Il y a bien longtemps que nous n'avons reçu de vos notes. Au nom de dieu soyez sur vos gardes; ayez raison autant qu'il vous plaira, mais soyez poli; c'est où vos ennemis vous attendent; ils vous déchireront pour peu que vous maltraitiez Corneille; et quand vous n'y serez plus, il ne leur en coûtera rien pour dire que vous aviez raison; ne serez vous pas bien avancé?

Vous ne me dites rien du mémoire de mr de la Chalotais. C'est à mon avis, un terrible livre contre les Jesuites; d'autant plus qu'il est fait avec modération. C'est le seul ouvrage Philosophique qui ait été fait jusqu'ici contre cette canaille. Il s'en faut bien que cet esprit de Philosophie règne dans les Parlemens. Vous savez sans doute ce que le Parlement de Toulouse vient de faire, en condamnant à la corde un pauvre ministre dont tout le crime étoit d'avoir fait au désert des batêmes & des mariages; & en faisant rouer vif un pauvre vieillard protestant de 70 ans, accusé faussement d'avoir pendu son fils. Tous les Inquisiteurs ne sont pas à Lisbonne. A dieu, mon cher Philosophe. Quel atroce & ridicule monde que ce meilleur des mondes possibles? Encore s'il n'étoit que ridicule, sans être atroce, il n'y auroit que demi mal; les Impertinences jesuitiques, médardiques & parlementaires, seroient les menus plaisirs de la Philosophie; mais peut on avoir le courage de rire quand on voit tant d'hommes s'égorger pour les sottises des Prêtres, & pour celles des Rois? Tâchons, mon cher maitre, de ne nous laisser égorger ni par personne, ni pour personne. Je ne sais, mais cette année 1762 me paroit grosse de grands événemens politiques & civils. Les bavards auront de quoi parler, les fanatiques de quoi crier, & les Philosophes de quoi réfléchir. A dieu; mes respects à madame Denis. Je suis charmé que mlle Corneille croisse comme J. C. en sagesse et en grâce devant dieu & devant les hommes.