mercredi le 13 de mars 1765
Voilà enfin, illustre et cher ami, les Calas jugés; voilà le Triomphe de l'innocence, et mon cher Voltaire vous avés terrassé l'Envie. Vous avés estés élevé à la gloire du poème Epique. Vous avés marché l'égal de Corneille et de Racine, et vous subjugués le fanatisme. Nous n'avons pas encore l'arrest qui terrasse l'erreur aveugle des juges de Toulouse mais nous savons que la mère Calas et ses deux filles et leur honneste servante et le malheureux Lavaysse sont élargis et sont sortis chacun une Palme à la main &c.
Je vous en fais mon sincère compliment.
Je m'étois promis d'avoir l'honneur de vous écrire à mon retour à Paris, mais j'attendois l'ocasion de vous faire un nouveau compliment. Je voulois avoir revu une seconde fois la pièce qui fait tant de bruit aux François pour pouvoir vous dire ce que j'en pense, mais puisqu'il faudroit mettre tant d'eforts et tant de peine et y estre dès le matin pour assister une seconde fois à une Tragédie qui en mérite si peu le nom, je vais vous dire l'impression qu'elle m'a fait à la première vüe.
Vous autres grands Tragiques, vous vous imaginés, qu'un Evénement simple et intéressant, arrivé entre des Persones illustres, exposé clairement, intrigué avec art, et qui se dénoüe par une catastrophe inattendüe, et pourtant tirée du fonds du sujet, constitüe seul une bonne Tragédie; j'en demande pardon aux autheurs de Cinna, d'Athalie, et d'Alsire; c'est un vieille Erreur. Le φοβος και ἑλιος des Grecs sont à la vérité deux puissants ressorts de l'âme, mais trop usés; il en est un troisième découvert depuis peu, c'est d'étourdir son auditoire de maximes, de sentences, de lieux communs, de grands mots, et quand il est ainsi préparé de remüer dans son coeur, ce qu'on trouve toujours dans celuy des François, ces germes ineffaçables, de l'amour de son Prince et de la Patrie; mais parcequ'en eux mesmes ces sentimens prétieux ne manquent jamais leur Effet, faut'il en abuser et risquer de les rendre fastidieux, par leur déplacement et leur ennuyeuse répétition?
Il est des Regles d'aprés la Raison et la convenance, d'après Aristote, Horace, nostre Despreaux et vous, illustre ami, dans vos notes si instructives sur Pierre Corneille, et ce que vous avés remarqué tous, avoir plu ou déplu à Athenes ou Rome, à Paris a fait la vraye Poétique ou le code respecté des loixs de l'art dramatique; ces Règles sacrées pour qui compose pour le Théâtre ou qui y assiste, imposent pour le stile et pour le fonds des pièces, de ne laisser dire aux acteurs rien de déplacé et d'inutile, et de faire toujours cheminer l'action vers son but.
Muni de ces Principes et avec toute la disposition à trouver admirable une pièce que l'on trouvoit telle, je me suis transporté au Théâtre françois, j'espérois y trouver un autheur, qui pouvoit remplacer un jour les Corneilles, Racine, mon cher Voltaire; je n'ay entendu dans la Tragédie du siège de Calais qu'un homme qui a eu le bonheur de fraper droit au coeur des Francois, qui par cela mesme qu'il rapeloit en eux des sentimens Patriotiques, méritoit d'estre aplaudi, et j'ay joint mes battemens de mains à ceux d'une nombreuse assemblée, mais je me suis bien gardé de croire qu'il eût fait une Tragédie &c.
Dans l'avant scène vers l'année 1347, Edouard 3, Roy d'Angleterre, ayant donné le commandement de son armée, au comte d'Harcourt, qui avoit quitté le parti de la France, gagna la bataille de Crecy: la suite de cette malheureuse victoire fut le siège de la place importante de Calais. C'étoit une des portes de la France; voicy le moment où commence la pièce: on entend resonner encor dans la 1ère scène quelques coups de canon, les derniers efforts que font les assiégés pour se défendre; la ville est prise; Edouard victorieux impose aux vaincus la triste nécessité d'envoyer à son camp six de ces braves citoyens pour subir la peine que mérite leur longue résistance; on a assemblé ce peuple pour luy anoncer l'ordre cruel du vainqueur, quand au milieu de la consternation et de l'effroy de tous ces malheureux qui, se croyant tous les victimes que le vainqueur demande, un généreux citoyen, un Eustache de st Pierre, s'avance et se dévoue pour la Patrie, ses plus proches Parents imitent son exemple, son fils, et ses cousins font le nombre de ces six généreux infortunés. Ils vont la corde au cou et chargés de fers, racheter de leur sang la grâce que l'on fait à leur ville.
Ce comte d'Harcour, dont je vous ay parlé, ce transfuge qui avoit remporté la victoire à la journée de Crecy, avoit laissé dans la ville de Calais l'objet du plus violent amour, une demoiselle Alienor, fille d'un mr. de Vienne, gouverneur de la place; il vient attiré par générosité consoler ces dans leur prison, et plus encor par sa passion pour Alienor, qui depuis son infidélité à son pays ne veut plus en entendre parler. Il vient la voir, il agit auprès d'Edouard, il luy demande pour tout prix de ses services rendus, de pardonner à ses citoyens, mais Edouard est inexorable; ce qui m'a paru de plus beau dans la pièce, c'est le moment où ces six infortunés, ayant été trompés par Harcourt, croyent leur grâce acordée et s'acheminent pour aller se ranger sous les etendarts du Roy de France et aprenant la supercherie officieuse que leur a faite Harcourt, retournent se livrer au Roy d'Angleterre, qui enfin touché de leur intrépidité leur pardonne; mais on Employe environ 4 actes à obtenir ce pardon: Pardonnera t'il? ne pardonnera t'il pas?
C'étoit tout au plus de quoy faire 3 actes, mais les inutilités fourmillent dans cette pièce, et il faut, ce me semble, qu'il n'y ait rien de superflu dans un drame, il faut que tout y soit nécessaire. Quant au stile, il est plein des mesmes défauts du tour, il y a beaucoup de sentimens patriotiques, mais ce sont des habits retournés par un assés mauvais tailleur; au reste j'ay aplaudi aux sentimens d'amour pour le meilleur des Rois et pour la plus aimable, la plus gaye des Patries, mais j'aurois voulu qu'on eût employé avec plus d'art une si bonne Etoffe.
Au reste mr. du Belloy, cy devant comédien à Petersbourg, est très estimable d'avoir eu si fréquemment de telles pensées, il doit estre le plus honneste homme, mais pour peu qu'il y voye clair, il doit être étonné de sa bonne fortune, et se corriger par la suite; tout son succès est d'avoir frapé au coeur du Parterre. C'est la pièce de la nation. On dit qu'il la fait imprimer, c'est ce que je n'aurois jamais fait.
Le pdt Henaut se repentira je crois de n'avoir rien dit d'Eustache de st Pierre dans son abrégé chronologique.
Vos yeux, ces yeux perçants et qui voyent si bien, sont donc rétablis. Vous m'avés écrit il y a un mois de cette jolie écriture que vous m'avés acoutumé à aimer; il étoit juste que celuy du monde entier qui a fait un si bon usage de ses yeux, en jouisse encore longtemps.
Ne feriés vous point encore le comentaire des oeuvres du grand Racine? On nous en anonce une belle édition in 8. du mesme format que vostre Corneille, avec aussi des notes historiques et critique. Je vais souscrire pour un de ces modèles du Tragique.
J'ay trouvé un livre d'un genre différent, c'est un dictionnaire Philosophique. Il est bien salé, et bien rare, mais coûte ce qu'il coûte je veux l'avoir.
Vostre dernière lettre écrite il y a un mois s'est promenée dans le pays de Caux et ne m'est arrivée que depuis huit jours dans ma campagne.
Quoyque mde Denis m'ait totalement oublié, je vous suplie de me permettre de l'assurer de mon respect. Indépendement de son mérite personel, qui est bien audessus du commun, elle a pour moy celuy d'estre inviolablement attachée à un oncle à jamais illustre qui me fait la grâce de vouloir bien estre de mes amis.
Mr. d'Argental me dit l'autre jour qu'il vous avoit fait tenir une Brochure de notre mr. le [? Cat]. C'est un livre d'anatomie, mais tout est de vostre compétence, arbitre également des choses Phisiques et du goust et de […].
Je seray icy encore deux mois à vos ordres, après lesquels, j'iray cultiver aussi mon jardin.