13e Mars 1765 à Ferney
Mon héros,
Je fais donc parvenir, suivant vos ordres, à mr Jannel, l'ouvrage de Belzébuth que vous voulez avoir, en suposant, comme de raison, que vous vous entendez avec Mr Jannel, et qu'il vous donne la permission d'avoir les livres deffendus.
J'adresse le paquet à double enveloppe, à Mr Tabareau à Lyon, afin que ce paquet ne porte pas sa condamnation sur le front avec le timbre d'une ville hérétique.
Je vous félicite d'aimer surtout les livres d'histoire. On m'en a promis un de Hollande qui vous fera voir, si vous avez le temps de le lire, combien on s'est moqué de nous en nous donnant des mille et une nuits pour des évênements véritables.
Je vais actuellement vous présenter avec humilité, mon petit commentaire sur vôtre Lettre du 3e Mars. Vous avez donc vu ma Lettre à Mr L'évêque d'Orléans? Vous y aurez vu que je me loue beaucoup de Mr L'abbé d'Estrées. Cet abbé d'Estrées vint prendre possession d'un prieuré que Mr l'Evêque d'Orléans lui a donné auprès de Ferney; il se fit passer pour le petit neveu du Cardinal D'Estrées, et en cette qualité il reçut les hommages de la province. Il m'écrivit en homme qui attendait le chapeau, et m'ordonna de venir lui prêter foi et hommage pour un pré dépendant de son bénéfice.
C'est dommage que vôtre Doyen l'abbé d'Olivet ne se trouvât pas là; il m'aurait obtenu la protection de mr l'abbé d'Estrées, car il le connait parfaittement. L'abbé d'Estrées lui a servi souvent à boire lorsqu'il était laquais chez mr De Maucroi. Celà forme des liaisons dont on se souvient toujours avec tendresse.
Cet abbé d'Estrées après avoir quitté la Livrée se fit aide de camp dans les troupes de Fréron. Il composa l'almanach des théâtres, ensuite, il se mit à faire des généalogies, et surtout il a fait la sienne.
J'eus le malheur de ne lui point faire de réponse, et même de me moquer un peu de lui. Il s'en alla chez mr De la Roche Aimon à la campagne; le procureur général a une terre tout auprès; il ne manqua pas de dire au procureur général que j'étais l'auteur du portatif. Je parai ce coup comme je le devais. Il est incontestable que le portatif est de plusieurs mains, parmi les quelles il y en a de respectables et de puissantes; j'en ai la preuve assez démonstrative dans l'original de plusieurs articles écrits de la main de leurs auteurs. Je vous remercie infiniment, mon héros, d'avoir bien voulu me déffendre, il est juste que vous protégiez les philosophes.
Je viens aux reproches que vous me faittes de n'avoir pas parlé du débarquement des Anglais auprès de St Malo, et de l'échec qu'ils y reçurent. Je vous suplie de considérer que l'essai sur l'histoire générale n'entre dans aucun détail de cette dernière guerre, que l'objet est d'indiquer les causes des grands évênements, sans aucune particularité, que les conquêtes des Anglais ne contiennent pas quatre pages, que je n'ai même dit qu'un mot de la prise de Bellisle, parce que ce n'est pas un objet de commerce, et que cette prise n'influait pas sur les grands intérêts de la France. Je n'ai fait voir les choses dans ce dernier volume qu'à vue d'oiseau. Je n'ai guère particularisé que la prise de Port Mahon, et en vérité, je ne crois pas que ce soit à mon héros à m'en gronder.
Si j'avais détaillé un seul des derniers évênements militaires je n'aurais pas manqué assurément de dire comment les Anglais furent repoussés auprès de St Malo, et je n'en manquerai pas d'en parler dans la nouvelle édition qu'on va faire.
Vous avez bien raison de dire, Monseigneur, que les Génevois ne sont guères sages, mais c'est que le peuple commence à être le maître dans cette petite république. Loin d'être une aristocratie comme Venise, la Hollande, et Berne, elle est devenue une Démocratie qui tient actuellement de l'anarchie; et si les choses s'aigrissent il faudra une seconde fois avoir recours à la médiation, et suplier le roi de daigner mettre la paix une seconde fois dans ce petit coin de terre dont il a déjà été le bienfaicteur.
Je finis par le tripot. J'avoue que je suis honteux dans ma soixante et douzième année, de prendre encor quelque intérêt à ces misères; mais si la raison que j'ai eu l'honneur de vous alléguer vous touche, je vous aurai beaucoup d'obligation de vouloir bien permettre que les meilleurs acteurs jouent mes faibles ouvrages. Je vous demande mille pardon de vous importuner de cette bagatelle. Je peux vous assurer, et vous jurer par mon tendre et respectueux attachement pour vous, que Mr D'Argental n'a eu aucune part à la justice que je vous ai demandée. Je sais à n'en pouvoir douter, qu'il est au désespoir d'avoir perdu vos bonnes grâces. Il vous a obligation, il en est pénétré, et il ne se console point que son bienfaicteur le croie un ingrat. Vous savez que le tripot est le règne de la tracasserie. Quelque bonne âme n'aura pas manqué de l'accuser d'avoir fait une brigue en ma faveur. Je crois que j'ai encore la lettre de Grandval, par laquelle il me demandait les rôles que je lui ai donnés; mais encor une fois je n'insiste sur rien, je m'en remets à vôtre volonté et à vôtre bonté dans les petites choses comme dans les plus importantes.
Pardonnez à un vieux malade prèsque aveugle de s'être seulement souvenu qu'il y a un théâtre à Paris; je ne dois plus songer qu'à mourir tout doucement dans ma retraitte au milieu des neiges. C'est à la seule philosophie d'occuper mes derniers jours, et vos bontés seront ma consolation jusqu'au dernier moment de ma vie.