1764-10-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon divin ange, je vous ai écrit un petit mot par m. le duc de Praslin; j'ai écrit à mad.
Dargental, qui vous communiquera ma lettre. Le petit ex-jésuite est toujours plein de zèle et d'ardeur, et quand il reverra ses roués, il attendra quelque moment d'enthousiasme pour faire réussir votre conspiration; vous connaissez l'opiniâtré de sa docilité.

Pour moi, vieux ex-parisien, et vieux excommunié, je suis toujours occupé de ce malheureux portatif qu'on s'obstine à m'imputer. Un petit abbé D'Estrées, dont je vous ai, je crois, parlé dans mon billet, qui a travaillé autrefois avec Freron, qui s'est fait généalogiste et faussaire, qui, à ce dernier métier a obtenu un petit prieuré dans le voisinage de Ferney, et qui a tous les vices d'un freronien et d'un prieur, ce petit monstre, dis je, est celui qui a eu la charité de se rendre mon dénonciateur.

Il faut que vous sachiez que ce polisson vint l'année passée prendre possession de son prieuré dans une grange, en se disant de la maison d'Estrées, promettant sa protection à tout le monde, et se faisant donner des fêtes par tous les gentilhommes du pays. Je n'eus pas l'honneur de lui aller faire ma cour, il m'écrivit que j'étais son vassal pour un pré qui relevait de lui, que mes gens étaient allés chasser une fouine auprès de sa grange épiscopale, qu'il voulait bien me donner à moi personnellemt permission de chasser sur ses terres, mais qu'il procéderait par voie d'excommunication contre mes gens qui tueraient des fouines sur les siennes.

Comme je suis fort négligent, je ne lui fis point de réponse; il jura qu'il s'en vengerait devant dieu, et devant les hommes, et il clabaude aujourd'hui contre moi chez m. l'évêque d'Orleans, et chez m. le procureur général. Un fripon armé des armes de la calomnie et de la vraisemblance, peut faire beaucoup de mal.

On m'impute le portatif, parce qu'en effet il y a quelques articles que j'avais destinés autrefois à l'Encyclopédie, comme Amour, Amour propre, Amour socratique, Amitié &c. Mais il est démontré que le reste n'en est pas. J'ai heureusement obtenu qu'on remît entre mes mains l'article Messie, écrit tout entier de la main de l'auteur. Je ne vois pas ce qu'on peut répondre à une preuve aussi évidente. Tout le reste est pris de plusieurs auteurs connuis de tous les savants.

En un mot, je n'ai nulle part à cette édition, je n'ai envoyé le livre à personne, je n'ai d'autres imprimeurs, que les Crammers, qui certainement n'ont point imprimé cet ouvrage. Le roi est trop juste et trop bon pour me condamner sur des calomnies aussi frivoles qui renaissent tous les jours, et pour vouloir accabler sur une accusation aussi vague, et aussi fausse un vieillard chargé d'infirmités.

Je finis, mon cher ange, parce que cette idée m'attriste; et je ne veux songer qu'à vos bontés qui me rendent ma gaieté.

No: Non je ne finis pas. Le roi a chargé quelqu'un d'examiner le livre, et de lui en rendre compte, c'est ou le président Hainault ou M. Daguesseau: je soupçonne que l'illustre abbé D'Estrées a dîné avec le président chez le procureur général, dont il fait sans doute le généalogie. Cet abbé D'Estrées a mandé à son fermier qu'il me perdrait, il a toujours sa fouine sur le cœur. Dieu le bénisse!

J'ai actuellement les yeux dans un pitoyable état, cela peut passer, mais les méchants ne passeront point.

Malgré mes yeux j'ajoute que Montpéroux, résident à Geneve, aurait mieux fait de me payer l'argent que je lui ai prêté que d'écrire ce qu'il a écrit à m. le duc de Praslin.

Sub umbra alarum tuarum.