aux Délices 7e May 1764
Je suis encor obligé, mon cher frère, de vous écrire au sujet des anciennes craintes que j'avais eues de voir mon nom à la tête des œuvres postumes de mon ami Guillaume Vadé.
Renvoiez moi, je vous prie, la lettre que je vous ai déjà redemandée. Ma crainte était fort juste puisque j'avais entre les mains un éxemplaire à la tête duquel mon nom se trouvait. Mr Cromelin, qui est un ministre de paix, ne sèmera pas sans doute la zizanie, et je crois avoir fait assez de bien aux Cramers pour être en droit de compter sur leur reconnaissance. Je ne veux avoir pour ennemis que les fanatiques et les Frérons. Je veux ignorer l'auteur de la tracasserie qui a mandé à Gabriel Cramer que je me plaignais de lui dans les termes les plus violents. Il m'a communiqué copie de plusieurs Lettres reçues de Paris, dans lesquelles il parait un dessein formé de le détacher de moi, après que j'ai travaillé pour lui dix années entières, et que je lui ai fait présent de tous mes ouvrages. Le Corneille ne lui a pas été inutile. Je ne me repentirai jamais d'avoir contribué un peu à sa fortune, et à celle de sa famille, mais ils ne doivent point trouver mauvais que j'aie eu quelques allarmes, de me trouver responsable en mon propre et privé nom des fadaises d'Antoine et de Guillaume Vadé. Nonseulement je ne veux point répondre de ces fadaises, mais pour peu qu'elles indisposent le public, mon avis est qu'on les suprime entièrement; et c'est surquoi je demanderai vos bons offices.
Quant à l'édition qu'on veut faire des commentaires du Corneille détachés du texte, je crois que les libraires de Paris doivent me savoir quelque gré des mesures que je leur propose, uniquement pour leur faire plaisir. Je ne veux que le bien de la chose; je donne tout gratis aux comédiens et aux libraires; je fais quelquefois des ingrats; ce n'est pas la seule tribulation attachée à la littérature.
J'écrirai incessamment à Mr le Mal De Richelieu au sujet de ce comte d'Olban. Je ne conçois pas cette rage de vouloir paraître en public quand on déplait au public. Ce n'est pas l'amour qu'il fallait peindre aveugle, c'est l'amour propre.
Je ne sçais aucune nouvelle du théâtre de Paris. On dit que Lekain est le seul homme qu'on puisse entendre. Nous manquons d'hommes prèsque en tous les genres. Si nous n'avons point de talents tâchons aumoins d'avoir de la raison, et sur ce, mon cher frère, Ecr: L'inf.
7e May 1764 aux Délices
Je reçois dans ce moment vôtre Lettre du 2d May. Ce que vous me dites de l'intolérance m'afflige, et ne m'étonne point; je m'y attendais, et c'est par cette raison que je vous ai suplié de dire à Mr de Sartine que je ne répondais, ni ne pouvais répondre de tout ce qu'on s'avise d'imprimer sous mon nom. Bien entendu que vous n'auriez la bonté de faire cette démarche que quand vous la jugeriez nécessaire. Il y a des gens qui prétendent que la plaisanterie des Welches est trop forte. En ce cas, il faudrait des cartons. J'en avais déjà fait un, mais on n'a pas daigné l'imprimer. On ne prend pas de si grandes peines quand on croit pouvoir s'en passer. Cramer s'était chargé de donner des éxemplaires du Corneille à Lekain, à Madlle Dumesnil, et à Madlle Clairon. Pour moi je n'en ai qu'un seul éxemplaire, encor est-il sans figures. Je vous suplie de le dire à Mr D'Argental. Je ne me suis mêlé de rien, sinon de perdre les yeux avec une malheureuse petite édition de Corneille, en caractère prèsque inlisible, édition curieuse et râre, sur laquelle j'ai fait la mienne. J'ai été le seul correcteur d'épreuves; je me suis donné des peines assez grandes pendant deux années entières; elles ont servi du moins à marier deux filles; mais je ne me suis mêlé en aucune manière des autres détails.
Mon cher frère, si jamais Mr De Montmercy fait des vers, dites lui qu'il en fasse moins, par la raison même qu'il en fait quelquefois de fort beaux, mais, multiplicasti gentem, non multiplicasti lœtitiam. Le moins de vers qu'on peut faire c'est toujours le mieux.
Vous avez envoié un livre sur l'innoculation, celà me fait croire qu'elle sera bientôt deffendue. O pauvre raison! que vous êtes étrangère chez les Welches!