1764-02-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à marchese Francesco Albergati Capacelli.

Vôtre ami, Monsieur, me fait trop d'honneur, et je suis obligé de vous avouer ma turpitude et ma misère.
Le goût de la liberté, le voisinage de la Bourgogne où j'ai quelque bien, la beauté de la situation dont on m'avait fait des éloges très mérités, m'ont engagé à bâtir dans le païs que j'habite depuis dix ans; mais une ceinture de montagnes couvertes de neiges éternelles, gâtent tout ce que la nature a fait pour nous. Envain nous sommes sous le quarante sixième degré de latitude, les vents sont toujours froids et chargés de particules de glace; prèsque aucune plante délicate ne réussit dans ce climat. On est obligé de semer de nouvelle graine de brocolis tous les deux ans; toutes les belles fleurs dégénèrent; les vignes, quoique plus méridionales que celles de Bourgogne, ne produisent que de mauvais vin. Le froment qu'on sème rend quatre pour un, tout au plus. Les figues n'ont point de saveur; les oliviers ne peuvent croître; enfin, nous avons un très bel aspect avec un très mauvais terrein. Mais aussi, nous lisons, nous imprimons ce qui nous plait; nous ne demandons point permission de penser à un Dominicain, et cela vaut mieux que des oliviers et des orangers.

Je vous avoue à la fois ma misère et mon bonheur. Ce bonheur serait parfait si je pouvais jamais embrasser un homme de vôtre mérite; ma vieillesse et mes maux me privent d'une si douce espérance, sans m'ôter aucun de mes sentiments.

V.