1758-05-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Robert Tronchin.

Mon cher correspondant vendez, ne vendez point, troquez, ne troquez point, placez, ne placez point, vous ferez toujours très bien et je m'en rapporte entièrement à vous.
Je ne m'en raporte pas si aveuglément à ceux qui font des dépenses si immenses et si infructueuses pour la guerre de mer et de terre. Je vois notre commerce en train d'être ruiné; et quoy que Mr le chevalier des Soupirs m'envoye des triplicata de son arrivée sur la côte de Coromandel je tremble pour nos affaires d'orient et d'occident. Je voudrais que le Canada fût au fonds de la mer glaciale, même avec les rév. pères jésuittes de Québec, et que nous fussions occupez à la Louisiane à planter du cacao, de l'indigo, du tabac et des meuriers, aulieu de payer tous les ans 4 millions pour nos nez à nos ennemis les anglais, qui entendent mieux la marine et le commerce que Mrs les parisiens.

Le Roy de Prusse m'a accordé un congé pour un de vos génevois prisoniers. C'est un Turretin, famille honorée icy presque comme les Tronchins. Cette petite avanture m'a fait un extrême plaisir. Je n'ay dieu mercy rien à demander pr moy à aucun Roy de ce bas monde, et je suis enchanté d'obtenir pour les autres.

J'ai répondu à Mr de Gournai. C'est un homme dont je fais grand cas. Je crois que personne n'entend mieux le commerce en grand et ne mériterait mieux d'être écouté.

Voudriez vous bien avoir la bonté de m'apporter de Paris de grandes et commodes tablettes à mettre en poche? On a tant de choses à mettre sur ses tablettes par le temps qui court! Grand merci des graines que vous annoncez. Vous trouverez votre jardin très beau. Puissent les vignes de Bourgogne que j'ay plantées sur votre terrain de terre à pot ne pas dégénérer si tôt! Mais quoy qu'en dise Dalembert votre sol est un des mauvais que je connaisse. On voit bien qu'il appartient à des excomuniez. Vous serez cependant toujours de ma communion et de celle de made Denis. Nous vous embrassons l'un et l'autre de tout notre cœur.

V.