1763-11-27, de Étienne François de Choiseul-Stainville, duc de Choiseul à Voltaire [François Marie Arouet].

Madame de Pompadour, madame de Gramont, tous ceux qui ont lu, ou liront le livre de votre prêtre, en ont été enchantés; chacun se dit après l'avoir lu: il faut convenir qu'il a raison, et j'ai toujours pensé de même; je me garde bien de vous dire mon avis sur le fond de la matière (car le livre m'a fait un plaisir infini à lire).

J'ai eu la fantaisie sur ce que, pendant la guerre et la paix, j'entendais dire fort haut aux Anglais que les terrains en Amérique étaient précieux, de faire habiter et cultiver un terrain admirable de ce pays qui réunit tous les avantages des autres terrains américains et qui surpasse par son étendue et sa température nos colonies actuelles. J'ai cru que la France pouvait se dédommager de la perte du Canada en établissant la Guianne; j'ai démontré jusqu'à l'évidence que la Guianne avait des propriétés supérieures au Canada et que, si l'on voulait, outre le sucre, le cacao et l'indigo, elle produirait du blé, seigle et avoine excellents et servirait de magasin à nos îles du Vent et sous le Vent, qui n'en produisent pas. Outre les connaissances générales et positives que je me suis acquises sur cette partie, j'ai envoyé sur les lieux botanistes, naturalistes, médecins, cultivateurs, colons, j'entends possesseurs de grandes terres à Saint-Domingue, marins, et j'ai réuni avec une attention singulière toutes les connaissances que l'on peut avoir sur cette partie. J'ai choisi pour la nouvelle colonie, que le roi possède depuis cent ans et où il n'y a parcouru que des jésuites, les hommes les plus vertueux et les plus entendus pour être gouverneurs et intendants; nous avons formé un plan général de population, de culture, de lois et d'administration; alors j'ai présenté au roi ce plan, et je me suis vanté que dans 4 ans avec des frais considérables, il est vrai, la Guianne française serait vraisemblablement une colonie très utile au royaume et à l'Amérique, qui a de plus l'avantage d'être très facile à garder contre la mer qui est notre faible. Le roi m'a offert des provinces dans cette étendue de pays, je n'ai pas voulu un pouce de terre; j'ai pris pour modèle de population ce qu'un mylord Halifax a fait sous nos yeux en Acadie pendant le court espace de la paix dernière; j'ai ménagé la métropole, et, ne voulant point de nègres dans ma colonie jusqu'à ce que mes blancs soient bien établis, et jamais si cela est possible, j'ai envoyé des émissaires dans toute l'Allemagne pour engager des familles de ce pays à se transporter dans ma colonie, en leur assurant, à ces familles, des avantages; mes succès en Allemagne ont passé mes espérances, et, de tout état même noble, il m'est arrivé en 4 mois près de 6 mille familles, ce qui a produit 19 mille personnes. Cette affluence m'a embarrassé, parce que je n'avais ni les bâtiments, ni les vivres prêts pour un si grand nombre, mon système étant d'embarquer avec chaque individu tout ce qu'il lui faut en tous genres pour six mois en arrivant à la Guianne, afin qu'il ne soit pas à la charge de la colonie. J'ai donc pensé que, ne pouvant faire filer tous ces Allemands, à qui le roi donne une paie en France, que successivement en Amérique, il était bon d'en profiter en France et qu'il fallait les distribuer en entrepôt dans le royaume; j'ai écrit en conséquence une belle lettre à messieurs les archevêques et évêques du Royaume, aux grosses abbayes; j'ai tâché de leur faire connaître l'utilité de la population en général et celle des colonies subsidiairement; je leur ai assuré qu'ils feraient une œuvre méritoire vis à vis du ciel et profitable à la France; j'ai essuyé un refus presque total et me suis attiré une tracasserie énorme, parce que, après avoir pensé à tout, j'ai oublié qu'il y avait quelque Allemand dans le nombre qui avait le malheur d'être luthérien; cet inconvénient a produit des . . . .