1767-01-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Françoise Catherine de Beauvau-Craon, marquise de Boufflers-Remiencourt.

Madame,

Nonseulement je voudrais faire ma cour à Madame la Princesse De Beauvau, mais, assurément je voudrais venir à sa suitte me mettre à vos pieds dans les beaux climats où vous êtes, et croiez que ce n'est pas pour le climat, c'est pour vous, s'il vous plait, Madame.
Mr Le chevalier De Bouflers, qui a regaillardi mes vieux jours, sçait que je ne voulais pas les finir sans avoir eu la consolation de passer avec vous quelques moments. Il est fort difficile actuellement que j'aie cet honneur: trente pieds de neige sur nos montagnes, dix dans nos plaines, des Rhumatismes, des soldats et de la misère forment la belle situation où je me trouve. Nous fesons la guerre à Genêve, il vaudrait mieux la faire aux loups qui viennent manger les petits garçons. Nous avons bloqué Genêve de façon que cette ville est dans la plus grande abondance, et nous dans la plus effroiable disette. Pour moi quoi que je n'aie plus de dents, je me rendrai à discrétion à quiconque voudra me fournir des poulardes. J'ai fait bâtir un assez joli château, et je compte y mettre le feu incessamment pour me chauffer. J'ajoute à tous les avantages dont je jouïs que je suis borgne et prèsque aveugle grâce à mes montagnes de neige et de glace.

Promenez vous, Madame, sous des berceaux d'oliviers et d'orangers, et je pardonnerai tout à la nature.

Je ne suis point étonné que mr De Sudre ne soit pas premier Capitoul, car c'est celui qui mérite le mieux cette place. Je vous remercie de vôtre bonne volonté pour lui. Permettez de présenter mon respect à Monsieur Le Prince et à Madame la Princesse De Beauvau, et agréez celui que je vous ai voué pour le peu de temps que j'ai à vivre.

V.

Je ne sais sur quel horison est actuellement Monsieur le chevalier de Bouflers, mais quelque part où il soit il n'y aura jamais rien de plus singulier ni de plus aimable que lui.