1771-01-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Élisabeth de Dompierre de Fontaine, marquise de Florian.

Je ne sais, ma chère nièce, si vous avez compris quelque chose à une lettre qui vous vint de Lyon.
Celle-ci sera plus claire. Je vous souhaite une santé aussi bien affermie que la mienne est délabrée. Pour peu que vous ayez chez vous de neiges, vous en avez dix fois moins que nous. Elles m’ont rendu aveugle. Conservez vos yeux, fortifiez votre estomac, jouissez de la vie, et ne comptez dans ce monde sur rien que sur l’amitié de vos proches.

La perte que je viens de faire est irréparable pour moi. Cent artistes recueillis à grands frais, des maisons de pierre bâties pour eux en moins de temps que les fées ne les bâtissaient autrefois, des avances très considérables: tout cela est perdu par un trait de plume, ou du moins très hasardé. J’ai vu en peu de temps la naissance de ma colonie et sa ruine.

Joignez à cette belle aventure que je ne sors pas de mon lit depuis six semaines: il faut supporter tout cela, et se résigner. La vieillesse n’a d’autre parti à prendre que celui d’une grande patience: il en faut beaucoup à Ferney pendant l’hiver. Je crois votre climat un peu plus doux, mais la différence est médiocre: je ne connais que La Houlière de bien situé; il est au pied des Pyrénées dans un printemps perpétuel; et moi je suis au pied des Alpes, sans jamais y voir de printemps.

Pour le climat de Paris on n’y voit que des orages, mais ils sont dans les fortunes, et c’est bien pis que la grêle et la neige. Je crois votre fils actuellement tout à travers ces tempêtes; mais elles ne servent qu’à son amusement. Il est comme les baleines qui ne sont jamais si aises que quand la mer est agitée. Vous irez donc lui rendre sa visite au mois de février: après quoi vous irez vous fixer dans votre joli château d’Ornoi. Jouissez y, monsieur et madame, d’une douce tranquillité: cultivez des fleurs et des fruits, lisez, promenez vous, mangez de bonnes perdrix qui nous manquent dans nôtre zône glaciale, ayez autant de faisans que nous avons de loups et de renards. Vivez heureux tous deux très longtemps et souvenez vous quelquefois du vieux malade de Ferney.