Au château de Ferney par Genêve 4e fév: 1763
Madame,
J'aime mieux avoir l'honneur d'écrire à Vôtre Altesse sérénissime d'une main étrangère, que de ne vous point écrire du tout.
Je deviens presque aveugle, et il ne faut pas l'être quand on veut faire sa cour à Carls-rueh. J'apprends avec bien de la douleur que V: A: S: a été malade tout comme un autre; la beauté, et le mérite ne guérissent de rien; les médecins ne guérissent pas d'avantage, il n'y a que le régime qui rétablisse la santé.
Je ne suis point en état, Madame, de venir me mettre à vos pieds; que feriez vous d'un vieil aveugle? mais si quelqu'un de mes enfans peut trouver grâce devant vos yeux, ils viendront demander vôtre protection.
Je marie dans quelques jours la nièce de Pierre Corneille à un jeune gentilhomme de mon voisinage. La consolation de la viéillesse, est de rendre la jeunesse heureuse. S'il faisait plus beau, et si j'étais moins décrépit, je mênerais la nôce danser devant vôtre château, comme faisaient les anciens Troubadours, nous y chanterions les plaisirs de la paix, dont l'Allemagne avait besoin comme nous.
J'espère, dans quelques semaines, envoyer à vos pieds, le second Tome de la vie de Pierre le grand, ne pouvant le porter moi même. V: A: S: y verra des choses assez curieuses; mais ma plume ne vaut pas vos crayons, et mes peintures ne valent pas vos pastels.
La Czarine règnante a grande envie d'imiter la Reine Christine, non pas en abdiquant, mais en cultivant les arts et les sciences; on la dit fort belle et fort aimable. Voilà quatre Impératrices tout de suitte; celà tourne un peu aimme, dep sne vcour, j'ai toujours souhaitté que les femmes gouvernassent
Agréez le profond respect avec lequel je serai toute ma vie
Madame
De vôtre Altesse sérénissime
Le très humble et très obéïssant serviteur
Voltaire