Ferney 26 janv. 1763
Mes divins anges nous marions donc mademoiselle Corneille.
Il est très juste de faire un petit présent au père et à la mère, mais dès que ce père a un louis il ne l'a plus, il jette l'argent comme Pierre faisait des vers, très à la hâte. Vous protégez cette famille. Pouriez vous charger quelqu'un de vos gens de donner à Pierre le troteur vingt cinq louis à plusieurs fois afin qu'il ne jettât pas tout en un jour? Je vous demande bien pardon, je sçais à quel point j'abuse de votre bonté mais on n'est pas ange pour rien.
N b qu'on pourait confier cet argent à la mère qui le ferait durer.
Il y a plus. Vous sentez combien il doit être désagréable à un gentilhomme, à un officier d'avoir un beau père facteur de la petite poste dans les rues de Paris. Il serait convenable qu'il se retirât à Evreux avec sa femme et qu'on luy donnât un entrepost de tabac ou quelque autre dignité semblable qui n'exigeât ny une belle écriture ny l'esprit de Cinna. Je vous soumets ma lettre aux fermiers généraux. Si vous la trouvez bien je vous supplie de vouloir bien ordonner qu'elle soit envoyée. Peutêtre même on trouverait quelque membre de la compagnie pour l'appuyer. Cet employ n'aurait lieu si on voulait, que jusqu'à ce qu'on vît clair dans les souscriptions et qu'on pût assurer une subsistance honnête au père et à la mère. Je crois aussi qu'il est convenable que j'écrive à Monsieur de la Tour du Pin, et que Marie écrive aussi un petit mot quoy qu'elle dise à madame Denis, maman je sens que je n'ay pas de génie pour la composition.
Il est vray que pour la composition ce n'est pas mon fort, mais pour les sentiments du coeur je le dispute aux héros de mon oncle. Je conserveray toute ma vie la reconnaissance que je dois aux anges de Monsieur de Voltaire qui sont les miens. Je vous prie monsieur et madame d'agréer avec vôtre bonté ordinaire mon attachement inviolable, mon respect et si vous le permettez la tendresse avec la quelle je serai toutte Ma vie votre très humble et très obéissante et très obligée servante.
D'ordinaire elle forme mieux ses caractères, mais aujourdhui la main luy tremble. Mes anges luy pardonneront sans doute.
J'ay cru aussi qu'il était bon qu'elle écrivit à mr le comte de la Tour du Pin son parent. Il y a un petit mot pour son frère. Il ne le mérite guères après la manière indigne dont il s'est conduit si crétiennement à l'aide de Freron, mais cet abbé avait mis deux lignes au bas d'une lettre du comte à la mort de leur père, ainsi on peut faire icy mention de luy, et cela est honnête.
Corneille