1762-07-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis René de Caradeuc de La Chalotais.

Monsieur,

Je suis presque aveugle et cependant j'écris; mais c'est que les passions donnent de la force; et les sentiments que vos bontés m'inspirent, sont une passion.
Vous confondez les jésuites, et vous instruisez les historiens. Le mémoire que vous avez daigné m'envoyer, est très plausible. Si vous étiez procureur général de quelque parlement de mon voisinage, je volerais pour venir vous remercier quoique je ne sorte plus de ma chaumière; je viendrais vous prier de guérir les scrupules qui me restent. Si la chose était comme vous le dites, le parlement de Paris, capitale de l'ancienne France, aurait été l'assemblée des états généraux. Pourquoi dans les états du quatorzième siècle, les parlements n'y eurent ils pas de séance? pourquoi le banc du roi, en Angleterre, est il différent des étas nommés parlement? pourquoi le gouvernement anglais ayant en tout imité nos usages et les ayant conservés, a-t-il encore ses états généraux qui sont abolis en France? pourquoi le procureur général du roi d'Angleterre conclut il à ce banc royal et non au parlemt de le nation? Ce qu'on appelle le grand banc en France, est encore le grand banc à Londres. La formule ancienne de vos sessions s'y est conservée. Le procureur général n'agit qu'à ce banc. Ce qu'on appelle parlement en France, est donc le banc du roi; ainsi que ce qu'on nomme parlement en Angleterre, représente nos états généraux.

Pourquoi le gouvernement goth, tudesque et vandale ayant été partout le même, serions nous les seuls chez qui une cour suprême de justice aurait été substituée aux représentants des chefs de la nation? Les audiences d'Espagne ne sont point les las cortes et n'y ont aucun rapport. La chambre impériale de Vetzlar, quoique toujours présidée par un prince, n'a aucune analogie avec la diète de l'empire.

Aucune cour supérieure ne représente la nation dans aucun pays de l'Europe. Comment la France seule aurait elle établi ce droit public? et si elle l'avait établi, comment ne serait il pas authentique? Si chaque parlement tient lieu des états généraux, pendant la vacance de ces états, il est clair qu'il est à leur place. Que devient donc alors le conseil du roi?

Vous sentez bien que cela est embarrassant. Mettez la main sur la conscience. Au reste je suis sans intérêt, ne descendant, que je sache, d'aucun Franc qui ait ravagé les Gaules avec Ildovic nommé Clovis, ni d'aucun seigneur qui ait trahi Louis v et Charles de Lorraine, n'étant d'aucun corps, n'étant ni tonsuré ni maître ès arts, ayant un pied en France et l'autre en Suisse, et les deux sur le bord de la fosse. Je suis assez de l'avis d'un Anglais qui disait que toutes les origines, tous les droits, tous les établissements, ressemblent au plumpudding: le premier n'y mit que de la farine, un second y ajouta des œufs, un troisième du sucre, un quatrième des raisins; et ainsi se forma le plumpudding.

Voyez ce qu'étaient Lin et Clet, supposé qu'il y ait eu des Clet et des Lin; reconnaîtraient ils aujourd'hui leurs successeurs? Le fils de Marie même reconnaîtrait il sa religion? Tout dans l'univers est fait de pièces et de morceaux. La société humaine me paraît ressembler à un grand naufrage. Sauve qui peut est la devise des pauvres diables comme moi. Pour vous, monsieur, qui avez une belle place dans le vaisseau, c'est tout autre chose. Vous avez jeté Loyola à la mer, et votre vaisseau n'en va que mieux. Il y a une chose dont on doit s'apercevoir à Paris, supposé qu'on réfléchisse, c'est que la vraie éloquence n'est plus qu'en province. Les comptes rendus en Bretagne et en Provence sont des chefs d'œuvre. Paris n'a rien à leur opposer; il s'en faut beaucoup.

Cependant il y a toujours une douzaine de jésuites à la cour. Ils triomphent à Strasbourg, à Nanci. Le pape donne en Bretagne, chez vous, oui, chez vous, des bénéfices quatre mois de l'année. Vos évêques, proh pudor! s'intitulent évêques par la grâce du saint siège, &a, &a, &a, &a, &a.

Monsieur, vous me remplissez de respect et d'espérance.

Voltaire