à Geneve 22 juin [1762]
Ma misérable santé monseigneur me confine àprésent auprès du docteur Tronchin.
Je me joints à la foule de ses dévots qui vont au temple d'Epidaure. Je vous assure que quoyque je sois dans la patrie de Jean Jaques Rousseau je trouve que vous avez très grande raison, et je ne suis point du tout de son avis. Il n'y a que luy qui soit assez fou pour dire que tous les hommes sont égaux et qu'un état subsister sans subordination. Il a poussé la démence de ses paradoxes jusqu'à dire que si un prince trouvait la fille du boureau honnête et jolie, il devrait l'épouser, et que son mariage devrait être approuvé de tout le monde.
Je me flatte que vous distinguez les gens de lettres de Paris de ce philosophe des petites maisons. Mais vous savez que dans la littérature comme dans les autres états il y a un peu de jalousie. On accusait Corneille d'avoir favorisé le duel, et d'avoir violé touttes les bienséances dans le Cid. On reprochait à Racine d'avoir mis les principes du jansénisme dans le Rôle de Phedre. Descartes fut accusé d'athéisme, et Gassendi d'Epicuréisme. La mode aujourduy est de prétendre que les géomètres et les métaphisiciens inspirent à la nation le dégoust des armes, et que si on a été battu sur terre et sur mer, c'est évidemment la faute des philosophes. Mais vous savez que les Anglais sont bien plus philosophes que nous, et que cela ne les a pas empèchez de nous battre.
Vous vous doutez bien dans le fonds de votre cœur qu'il y a eu d'autres causes de nos malheurs, les quelles ne ressemblent en rien à la philosophie. Vous êtes trop clairvoiant et trop juste pour vous laisser séduire par les cris de quelques envieux qui ne pouvant atteindre au mérite de quelques génies que vous avez encor en France, tâchent de les décrier, afin qu'il ne reste plus à la nation aucune gloire. Vous êtes fait pour protéger le mérite. C'est lâ dans tous les temps le partage des hommes supérieurs. Les bontez mêmes que vous avez toujours eues pour moy me font croire que vous en aurez pour ceux qui valent mieux que moy. Si la calomnie m'impute quelquefois des ouvrages que je n'ay point faits, elle empoisonne ceux dont ils sont les auteurs. Voyez comme on a traitté ce pauvre Helvetius pour un livre qui n'est qu'une paraphrase des pensées du duc de la Rochefoucaut. Il n'y a qu'heur et malheur en ce monde. Mon heur est de vous être attaché jusqu'au dernier moment de ma vie avec le plus tendre et le plus profond respect.
V.