21e May 1762 aux Délices
Madame,
J'ai été sur le point d'aller voir si l'on fait autant de sottises dans l'autre monde que dans celui cy.
Tronchin et la nature m'ont fait différer le voyage. Voilà ce qui m'a privé de l'honneur d'écrire à Vôtre Altesse Sérénissime. Je la suppose actuellement entourée d'officiers français, qui lui font la cour en attendant que des Prussiens viennent se présenter à son audiance, car il me parait que toutes les nations font ce qu'elles peuvent pour venir vous faire leur révérence, et que vous n'avez pas toujours le choix. Les Russes pouront bien venir aussi à Gotha prendre des leçons de politesse.
Sérieusement, Madame, j'aime mieux le temps où j'étais si paisible dans vôtre palais, et où il n'y avait dans vos états d'autres troupes que les vôtres. V: A: S: permettra t'elle que je prenne la liberté de lui adresser ma réponse à made la Comtesse de Bassewitz? Je ne sçais où la prendre, et j'ignore à qu'elle armée appartient actuellement son château. Dieu veuille renvoyer bientôt à la culture de la terre, tant de gens qui la désolent et qui l'ensanglantent, sans sçavoir pourquoi! On dit que si nous avions la paix, j'aurais le bonheur de voir à Genève les Princes vos fils. Ce serait pour moi la plus grande des consolations, dans la douleur où je suis de sentir que je suis privé, probablement pour jamais, de la présence de leur adorable mère. Cette paix me parait encor bien éloignée. Le feu a pris aux deux bouts de L'Europe, on bat le tambour depuis Gibraltar jusqu'à Archangel. Celà prouve que les hommes sont fous du midy au nord. Que vôtre auguste famille soit tranquile au milieu de tant d'orages, que la grande maitresse des cœurs se souvienne du pauvre malade, que Vôtre altesse sérénissime reçoive avec sa bonté ordinaire mon profond respect.