1762-03-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Count Ivan Ivanovich Shuvalov.

Monsieur,

Je reçois la lettre dont vous m'honorez en datte du 14/25 janvier.
J'avais eu l'honneur d'écrire à votre excellence par la voye de M. le comte de Caunits qui eut la bonté de se charger de mon paquet. Je vous écrivis trois lettres dès que je sçus la triste nouvelle qui m'a fait verser des larmes. Je crois que des trois lettres, vous en avez reçu deux. La troisième qui accompagnait un gros paquet a eu un sort funeste. Le maître de poste de Nuremberg à qui il était adressé m'a mandé que le courier qui le portait a été assassiné par des inconnus qui ont pris l'argent dont il était chargé, un paquet destiné pour Vienne, et un autre pour la Suede. J'en rends compte à Monsieur le comte de Caunits qui sans doute en est déjà informé.

Je vois Monsieur par votre lettre que vous prenez un party bien digne d'un philosophe, vous voulez vous borner à cultiver les lettres. Vous serez l'Anacarsis moderne. Mais puisque vous avez une intention si sage et si noble, pourquoy ne feriez vous pas comme Anacarsis? pourquoy ne voiageriez vous point? Je parle un peu pour mon intérest. Je me trouverais peutêtre sur votre route, j'aurais le bonheur de vous voir et d'entretenir celuy dont les lettres m'ont fait tant de plaisir. Il serait difficile qu'en passant d'Allemagne en France ou en Italie, vous ne vous trouvassiez pas à portée de mes hermitages. Je vous en ferais les honneurs de mon mieux et ce serait le cœur qui les ferait. Je suis trop vieux pour venir vous trouver. Vous êtes jeune, et si votre santé est un peu altérée, ce voiage dans des climats plus doux que le vôtre, la raffermirait. Je vois avec douleur que si la nature donne à vos compatriotes une constitution robuste elle leur accorde rarement une longue vie, voyez à quel âge meurent tous vos souverains. Aucun n'atteint à une heureuse vieillesse. Je souhaitte que L'empereur régnant dont vous faittes un si bel éloge ait ce nombre de jours que je souhaittais à L'impératrice que je pleure. Il mérite de vivre longtemps, luy et son auguste épouse, puis qu'ils ne vivent que pour le bonheur des hommes.

Sans doute monsieur ils vous attachent l'un et l'autre à Petersbourg; et d'ailleurs je sens bien que vous ne voulez pas quitter une patrie qui vous aime, et que vous illustrez.

Si vous êtes toujours monsieur dans le dessein d'achever le monument au quel vous avez bien voulu que je travaillasse, je vous prierai de faire adresser les gros paquets à Monsieur de Czernichev à Vienne qui les remettra à notre ambassadeur Monsieur le comte du Chatelet. Il aura la bonté de me les faire tenir par le courier qui passe par Strasbourg. J'en préviens monsieur le comte de Czernischew. Je suis obligé de prendre ces précautions.

Je suis charmé que vous daigniez monsieur accepter le témoignage public que je veux vous donner de ma très respectueuse et très tendre estime. Si le petit ouvrage dont il est question, est reçu favorablement du public, je vous le présenterai avec plus de confiance. Il me faut les suffrages de ma nation pour mériter le vôtre. Votre excellence sait combien je luy suis dévoué pour jamais.

V. t. h. ob. str

Voltaire

J'ajoute que depuis trois mois votre excellence doit avoir reçu quatre paquets pour l'histoire, et huit lettres.