1762-01-04, de Bernard Joseph de Thomassin, baron de Juilly à Voltaire [François Marie Arouet].

Quand on est né sensible, monsieur, on ne peut qu'être enchanté de vos ouvrages.
Ils font éprouver une telle chaleur de sentiment, que bientôt l'âme s'enflamme et s'élève jusqu'à vous. Laissons les froids critiques se morfondre à chercher dans vos vers ce qui constitue le vif intérêt qui nous passionne, cette verve éloquente qui nous ravit, et dont ils ne peuvent être affectés, pour moi je sens très bien que l'enthousiasme qui les produit n'est autre chose que l'impulsion d'un naturel tendre et privilégié, et que votre style est l'expression de ce talent sublime que vous tenez du plus puissant des dieux.

Sans l'amour, le dieu du Permesse
N'est qu'un discoureur sans crédit;
Est on tendre, on aime, on écrit;
Et tout auteur tendre intéresse.
L'esprit éclaire la tendresse,
La tendresse anime l'esprit.

Mais, monsieur, votre génie et votre cœur sont ils donc deux sources inépuisables de sentiments héroïques et de vers excellents? quelle étonnante, quelle inconcevable fécondité! Loin que la vieillesse, dont vous vous plaignez, affaisse votre âme, on voit au contraire votre émulation s'augmenter et s'ennoblir. La gloire et la vertu ont toujours de nouveaux charmes pour vous et l'univers, épousé d'éloges, ne connaît plus d'âge ni de bornes à vos talents.

Les dieux en ta faveur, dérogeant au proverbe,
Ont confondu chez toi l'automne et le printemps.
Ton génie est semblable à l'oranger superbe
Qui se couvre de fleurs et de fruits en tous temps.

J'ose dire, monsieur, que les illustres auteurs de Cinna et d'Athalie nous ont servi de maîtres à tous deux, à vous pour vous montrer à les surpasser, à moi pour m'apprendre à vous admirer. Si d'aussi grands hommes eussent été susceptibles de jalousie, croyez vous qu'ils eussent vu Zulime d'un œil indifférent?

Plus tendre que Racine et plus grand que Corneille
Au dessus de toi même en ton drame nouveau,
Tu vas, malgré le temps, de merveille en merveille,
Et ton dernier chef d'œuvre est toujours le plus beau,
Que Zulime, dans ses alarmes,
Est belle, et sais m'intéresser!
Quels plaisirs approachent des larmes
Que ses malheurs m'ont fait verser?

Que de larmes sont surtout abondantes et délicieuses, monsieur, quand votre muse tendre et magnanime a les grâces pour organes! La célèbre actrice qui partage avec vous les applaudissements de tout Paris, ne m'étonne point par ses succès brillants. L'art a perfectionné la nature dans melle Clairon. Selon le préjugé des conventions, son talent ne peut être égalé, mais que n'avez vous vu, monsieur, une jeune demoiselle de condition de notre société, rendre par le seul sentiment le beau rôle de Zulime! Que le spectacle était attendrissant! Ce prodige vous eût sans doute fait fondre en pleurs, et vous eussiez reçu sans contredit le prix le plus flatteur de votre immortel ouvrage. Que le mérite et la beauté sans prétentions ont des droits sur nous; et que l'art a peu à réformer dans ce que le sentiment fait dire ou faire! une déclaration qui ne doit qu'aux inspirations du cœur ses mouvements et ses inflexions est son triomphe. Cette scène fut d'autant plus touchante pour moi que j'y avais beaucoup de part; je remplissais le rôle de Ramire. Mais je fus si ému quand Zulime arracha le poignard à Atide, en lui disant:

C'est à moi de mourir, puisque c'est toi qu'on aime,

que je me précipitai dans ses bras, en lui criant d'un ton de saisissement qui frappa l'assemblée, eh! non c'est vous! Nous restâmes ainsi quelque temps comme anéantis. La crainte et la terreur disparurent à ce coup de théâtre, qui n'était pas selon les règles, mais bien selon la nature. Il fit une impression si agréable à Zulime surtout, qu'elle m'avoua, quand nous eûmes repris nos sens, qu'elle m'avait autant d'obligations que si véritablement je lui eusse sauvé la vie.

Je ne sais, monsieur, si cette anecdote méritait d'être consignée ici pour vous parvenir, mais j'ai cru devoir rendre ce témoignage authentique de l'effet de votre pièce sur une assemblée choisie, et principalement sur moi. Je sais bien mieux sentir que m'exprimer, ce qui n'est pas étonnant dans un militaire.

J'ai l'honneur d'être, &c.